L’état des Forces en présence

Pour revigorer ses troupes, chaque camp se sera rassemblé autour d’un événement majeur et aura affuté ses arguments. Les pronucléaires considèrent l’accélération du programme nucléaire mondial comme une réponse face à l’urgence climatique. Les antinucléaires ne sont pas convaincus de la maitrise de cette technologie, de ses tenants et aboutissants, au premier rang desquels le démarrage prochain de l’EPR qu’ils souhaitent voir abandonner.

(affiche de la série envisagée par Netflix ?)

Au sortir d’un vote obtenu à l’arraché à l’Assemblée nationale approuvant la fusion de l’ASN avec l’IRSN, antis et pronucléaires se rassemblaient à distance. La tension sur cette filière est à son paroxysme et chaque camp présage de ses forces et craint ses faiblesses. Qui ayant voix aux décisions politiques mais de subir l’opposition d’une partie des pays européens, qui de subodorer une décision défavorable au démarrage de l’EPR qui pourrait être fatale à cette vitrine mais qui doit se résoudre à une vitalité populaire peu mobilisée, peu mobilisable.

// En Bref //

• La filière nucléaire française arrive à un moment charnière

• Les pronucléaires comptent sur les décisions imposées par le gouvernement pour taire les critiques

• Les antinucléaires espèrent que des faux pas seront néfastes au nouveau programme de construction

• Le débat démocratique n’en sort toujours pas grandi cinquante ans après les débuts nucléaires en France

• Opacité, secret-défense, autoritarisme polluent encore les choix de politique énergétique éclairés

// En Bref //

Les pros pour le bono publico

 

Le nucléaire a eu son premier sommet les 21 et 22 mars 2024. Non pas un salon mondial, mais bien un grand raout sur la relance du nucléaire piloté par l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA).

(source : Wikipedia)

A Bruxelles, siège de la Commission européenne, largement sollicitée pour autoriser les soutiens financiers et subventions de la filière. Le gouvernement français est tellement fer de lance de cette promotion atomique qu’il a fait se déplacer pour l’occasion la plus grosse délégation du continent parmi les 37 réunies (UE, Royaume-Uni, Chine, États-Unis, Brésil, Canada, Afrique du Sud, Egypte, Japon, Inde, Pakistan, Corée du Sud, Arabie saoudite…). L’angle argumentatif reste le même : contrecarrer le dérèglement climatique et accroitre la souveraineté énergétique.

Les ambitions nucléaires se réaffirment fortement à mesure que des échéances importantes approchent. Les lobbys, alliances et associations dédiés sont dithyrambiques sur la tenue d’un tel événement et sur le regain d’intérêt supposé de ce mode de production électrique malgré les chiffres, les données et les projections utopiques.

Cette course au programme nucléaire est loin de faire consensus parmi les pays internationaux. Pour des raisons de coûts, d’incertitudes technologiques et de priorisations calendaires. Mais les effets d’annonce à la COP28 visent à convaincre les derniers récalcitrants. Il s’agissait de se mettre d’accord sur le fait que le nucléaire faisait partie de la solution contre le changement climatique, mais surtout de viser à en accélérer la construction de nouvelles centrales (SMR compris) dans le monde comme la France et ses alliés en sont persuadés. En parallèle d’une prolongation des capacités existantes.

  Pour les pays ouverts au nucléaire, la technologie peut jouer un rôle important dans la transition énergétique, selon la présidente de la Commission européenne, Ursula Von Der Leyen

L’UE reste divisée sur cette question et jusqu’au sein même de la Commission, plus sujette aux pressions politiciennes. Mais les jeux de pouvoir ne sont pas tous fructueux : la Banque européenne d’investissement reste peu convaincue de ces stratégies bas carbone et de neutralité climatique passant par le nucléaire.

La tension actuelle et croissante vient aussi des considérations géopolitiques et des dépendances importantes pour le combustible enrichi voire retraité produit Rosatom, entreprise russe.

Dans ce contexte, un rapport de la coalition European Environmental Bureau (EEB, soit 180 ONG) estime que l’Europe peut se passer de l’atome pour atteindre la neutralité carbone d’ici 2040 :

  la construction de nouvelles centrales nucléaires reste une stratégie de décarbonation irréaliste au regard des coûts élevés et des longs délais de construction. […] Le parc nucléaire existant peut être progressivement supprimé parallèlement aux combustibles fossiles si les pays de l’UE adoptent un système énergétique plus efficace, alimenté par les énergies renouvelables et soutenu par des options de flexibilité.

L’EEB veut privilégier le déploiement rapide des énergies renouvelables et une forte réduction de la demande d’énergie, plutôt que de voir les investissements se porter sur un moyen de production jugé peu maitrisé et aux processus de construction trop longs.

Le sommet précipité dit l’urgence de la filière nucléaire de convaincre les gouvernements, les banques, à construire des dizaines d’installations et parallèlement à maintenir le nombre de réacteurs en service d’ici 2050, compte tenu du vieillissement des réacteurs en service. Le projet est en effet colossal car il suppose de démarrer dix nouvelles centrales chaque année d’ici 2050, voire mille réacteurs supplémentaires au cours des vingt-sept prochaines années pour réaliser le triplement de la capacité de production souhaitée et annoncée à la COP28.

Cette impossibilité théorique motive d’autant les opposants au nucléaire que la filière subit de nombreux revers ces dernières années et des retards cumulés difficilement viables financièrement. Des opposants convaincus que les prochaines poussées déséquilibreront définitivement le colosse aux pieds d’argile.

Les antis, soucieux, ne perdent pas leur sang froid

 

L’antinucléarisme a eu son contre-sommet. Plutôt un rassemblement le 23 mars 2024, comme une réponse à celui de Bruxelles. Une manifestation basée à Caen, importante préfecture proche de l’EPR de Flamanville et siège d’une antenne de l’ASN.

Symboliquement, les manifestants ont d’ailleurs décidé de démarrer leur cortège, aux pieds du bâtiment de l’Autorité de sûreté nucléaire pour rallier la préfecture. C’est que l’ASN doit donner son feu vert au démarrage du plus gros réacteur français. Mais c’est bien contre le projet plus général de relance du nucléaire en France qu’ils se sont déplacés.

Pour faire masse, coordonnés par la Coordination antinucléaire, les associations Sortir du nucléaire, Greenpeace mais également les partis politiques LFI, EELV et NPA ont fait venir des cars depuis Cherbourg, Rouen, Angers, Lannion, Nantes et Paris auxquelles peu de Caennais s’étaient mêlé. Les parlementaires Sandrine Rousseau et Maxime Laisney étaient présents également.

Au final, 700 (selon notre rédaction) à 730 (selon les renseignements territoriaux) étaient présents au plus fort de la mobilisation.

Dans les rangs, moins pléthoriques que dans les années passées, beaucoup de ressentiments :

  Il faut souligner la faiblesse actuelle du mouvement antinucléaire. Mais il faut comprendre que l’écologisme d’Etat, les jeux politiques et les formes de cogestion auront contribué à désarmer le mouvement antinucléaire. Aujourd’hui, il ne s’agit pas pour nous de réunir le mouvement antinucléaire, ce mouvement n’a d’ailleurs jamais été unis véritablement et nous le constatons encore ces dernières années, mais de vivre une opposition au nucléaire qui renoue avec une critique en acte et en mots de la société dans laquelle le nucléaire se déploie et le monde qu’il participe à fabriquer en retour.

Pour Maxime Laisney, député investi dans le dossier de fusion de l’ASN et l’IRSN, l’analyse n’est pas moins large.

(interview express entre deux banderoles de Maxime Laisney)

Il n’est sans doute pas seulement lieu de faire critiques des incidents et dysfonctionnements ponctuels et/ou systémiques de la filière nucléaire française actuelle : plus ou moins médiatisés, les problèmes de corrosion plus rapide que modélisé, les microfissures associées et non détectées, les défauts de matériels irradiés à remplacer dans de courts délais, et tant d’autres sous-dossiers que chacun citoyen voudrait pouvoir mieux s’accaparer… ne sont que l’état superficiel de la critique plus profonde du ‘nucléaire et son monde’ selon les opposants.

Trop de déficits

 

Financier ? Technique ? Industriel ? Aussi peut-être. Mais d’abord démocratique sans doute.

Les antinucléaires présents ou les citoyens sans avis qui tentent de donner un avis restent déçus, a minima, de l’état dans lequel est tenu le débat concernant le dossier nucléaire en France. Le président sortant de la CNDP n’en dit pas moins maintenant, bousculé qu’il aura été dans le cadre de la tenue des débats locaux menés dans les zones d’implantation des futurs EPR2. Il est maintenant acquis que les prochaines consultations ne seront pas de meilleurs succès.

La tension monte à son comble en ce moment car le calendrier politique se heurte au calendrier tendu de l’exploitant EDF, alors que le chargement du combustible, étape cruciale avant le raccordement, est toujours officiellement prévu d’ici au 31 mars.

La résistance se fait multiforme. Car les décisions imposées ne plaisent guère. Dernièrement, ce sont les représentants du comité social et économique central (CSEC) d’EDF qui ont repoussé le projet de réorganisation des activités nucléaires proposé par la direction. Un projet tout en verticalité, une organisation par silos, tout le contraire de ce qu’aura préconisé un rapport critique vis-à-vis de la gouvernance qui aura précipité le fiasco de l’EPR de Flamanville.

Ce qui heurte les opposants, les citoyens attentistes mais pas moins lucides, c’est la prise de décision imposée, l’avis unilatéral sans consensus ni débat en amont.

En parallèle des instances représentatives, des autorités indépendantes, sont créés une délégation interministérielle du nouveau nucléaire (Dinn), grand donneur d’ordres dans le domaine nucléaire symbole suprême de l’étatisation du nucléaire (cet Etat dans l’Etat), et surtout un Conseil de politique nucléaire réuni autour de Macron.

  Je suis convaincu que la perte de souveraineté dans le domaine nucléaire provient du manque de contrôle de l’État sur les activités qui y sont menées et probablement aussi du manque d’intérêt qu’il porte à ce domaine, sauf peut-être pour réduire sa part dans le mix énergétique. L’énergie et, plus encore, le nucléaire sont éminemment régaliens. L’État doit non seulement en contrôler le management, ce qu’il ne fait pas si mal grâce à l’Agence des participations de l’État, mais aussi exercer le pilotage stratégique de ce domaine dans son ensemble – CEA comme sphère industrielle. À mes yeux, il serait inepte de transférer cette responsabilité purement régalienne à un industriel, fût-ce EDF : ce n’est pas sa raison d’être. Il est important que l’État se saisisse de ce domaine et l’assume, même si ce n’est pas chose aisée […]. C’est là ma conviction la plus profonde , selon Daniel Verwaerde, ancien administrateur du Commissariat à l’énergie atomique

En lieu et place de méfiance ou de désapprobations, il est maintenant largement question de défiance face à autant d’opacité et d’unilatéralité des décisions. Rien ne filtre plus des débats et des positions, jusqu’au rapport référence de Verwaerde devenu ‘secret-défense’ sur ordre de Macron mais dont le contenu et les orientations manichéennes ne laissent que peu de place au doute.