Des corrosions Fort contraignantes

En 2022, la découverte de fissurations sur des circuits essentiels de secours a obligé EDF à stopper le fonctionnement de quelques centrales. Le parc serait maintenant hors de portée de ce problème systémique. Mais c’est sans compter une situation finalement mal évaluée, tous les contrôles de sûreté n’ayant pas été menés en profondeur sur tous les modèles de réacteurs.

(corrosion sous contraintes / source : CEA)

Inopinément, des fissurations ont été découvertes sur un des circuits de sauvegarde de certains paliers de réacteurs. La faute à de corrosions dites sous contraintes (CSC), plus ou moins propagées. Cela a donné lieu à des arrêts de tranches pour réparations et/ou remplacements des tuyauteries concernées. Le planning a été étalé par l’ASN malgré l’urgence de la situation afin de ne pas impacter la production d’énergie d’origine nucléaire alors que la période hivernale allait débuter. De cet épisode, la filière en ressort avec la fierté d’avoir fait démonstration de sa capacité de réaction et de réactivité. Mais c’est oublier que les contrôles, pas adéquats, difficiles à mener et devant être innovés au demeurant, n’avaient rien révélé auparavant, que les modélisations n’avaient pas anticipé ce phénomène qui se sera déclaré plus précocement que calculé (ce qui n’est pas exceptionnel).

Surtout, c’est faire abstraction qu’une autre partie du parc nucléaire pourrait être concerné. Celle des paliers de 900 MW.

// En Bref //

• Les fissurations dues aux corrosions sous contraintes sont difficiles à détecter

• Des innovations technologiques et des analyses de surface dans les circuits

ont été nécessaires

• Les tests les plus poussés n’ont pas été menés sur les paliers des réacteurs 900 MW

• Ces tranches nucléaires pourraient être affectées par les corrosions, sujettes à des fissurations

• Les réparations et/ou remplacements d’une partie des circuits seraient tout autant urgents à mener

• Les modélisations et simulations interrogent encore sur leur pertinence au regard des écarts parfois observés par retours d’expérience

• La gestion de ce nouveau problème systémique met en lumière la divergence de la position politique de l’ASN et d’expertise de l’IRSN

• Un cas d’espèce cependant que le projet de fusion de ces deux organes se fait plus pressant pour le gouvernement

// En Bref //

La sûreté se fissure

 

C’est une information qui pourrait valoir de sérieux problèmes à EDF. Economique, financier, technique, réputationnel. Une situation comme un mauvais calque qui va à nouveau éprouver la capacité de l’ASN à se valoir le gendarme nucléaire intransigeant que ses statuts sont supposés lui garantir être sans limite.

Oui, cette situation technique d’importance va supposer de nouvelles décisions éminemment politiques : en ces temps de tentative stratégique (houleuse et controversée) de fusion entre l’ASN et l’IRSN, la démonstration va être faite du pouvoir de l’ASN à faire prévaloir la sûreté sur l’assurance d’une offre électrique nucléaire continue pour répondre à la demande.

De quoi est-il question ? D’une donnée non anodine : certains circuits ayant été reclassés ‘non-sensibles’ à la corrosion n’auraient subi aucun des contrôles attendus, contrôles pourtant indispensables pour s’assurer et lever définitivement le doute sur l’état de certains circuits. Leur détérioration engage pourtant directement la sûreté nucléaire. Tout semble suffisamment avéré et inquiétant pour que l’ASN exige (‘demande’) d’EDF d’anticiper le programme d’investigations des circuits concernés dans les meilleurs délais, en tout cas bien avant la programmation qui les prévoyait courant 2025.

C’est que de tels événements ne sont pas agréables pour EDF. Arrêter un réacteur coûte financièrement et les réparations ne sont pas aisément opérables. Nous avons déjà détaillé ce qu’impliquait la découverte de ce phénomène sur les circuits RIS (circuit d’injection de sécurité) et RRA (circuit de refroidissement à l’arrêt).

(exemple de Penly, où une fissure de 23 mm sur une épaisseur de 27 mm a été repérée / source : IRSN)

Ce phénomène est rare dans le monde mais prépondérant sur la flotte française, notamment d’après l’exploitant sur les paliers 1300 à 1450 MW (les 16 dénommés P’4 et N4). La faute à la géométrie des lignes révisée sur le parc français, bien exceptionnelle à la géométrie préconisée et brevetée par l’américain Westinghouse (un sous-dossier à lui seul de l’indépendance énergétique de la France). Plus exactement, une géométrie rendue complexe entre l’organe d’isolement clapet anti-retour et le raccordement ou piquage sur la tuyauterie primaire principale (longueur, coudes…).

Cela a pour effet de précipiter des fatigues thermiques, privilégiant des corrosions, engendrant des fissures et/ou fragilisant des soudures. Nécessitant réparations parfois destructives, remplacements de tuyauteries à la clé pour éviter leur propagation corrosive ou que les tuyaux ne cèdent.

(courrier adressé par EDF à l’ASN en mars 2023)

Tout irait pour le mieux dans les 36 réacteurs restants ? Selon EDF, les réacteurs de 900 MW (32 réacteurs CP0 et CPY) et les 8 réacteurs de 1300 MW de type P4 ne seraient pas impactés par cette trouble corrosion. Une évaluation non remise en cause par l’ASN.

Sauf que l’expertise menant à ce classement de ‘non sensibilité’ à la corrosion ne repose sur aucune analyse spécifique. Tout au plus des tests opérés sur des maquettes à échelle réelle mais qui ne peuvent jamais remplacer les contrôles télévisuels internes. Finalement, l’ASN attend donc les résultats des analyses qui doivent dans une relative urgence être effectuées, aussi bien sur le modèle CP0 que sur le CPY. En sus, le réacteur de Fessenheim va pouvoir servir de témoin avancé, comme certains spécialistes le demandaient depuis son arrêt définitif, une bonne manière de tester l’évolution des éléments en général et donc les RIS et RRA en particulier obtenue après des conditions de fonctionnement réelles pour mieux critiquer éventuellement les simulations mathématiques par toujours fiables.

En l’état, il faut rappeler que les expertises antérieures menées sur les circuits RIS n’ont jamais rien révélé des éventuelles fissurations dues à des CSC car ce type de dommage n’était pas recherché. Cette découverte hasardeuse n’aura donc étonnamment rien précipité de la part de l’exploitant et de l’ASN, sauf à considérer cette nouvelle ligne d’investigation lors des futurs contrôles de visites décennales, ou déployée courant 2025.

Finalement, l’ASN sait qu’une vision détaillée de l’état de ces canalisations est urgente et appelle, peut-être avec un certain manque d’autorité, à accélérer le développement des nouveaux moyens de contrôle que l’ASN devra instruire avant leur mise en place.

Cette procrastination d’EDF semble totalement incongrue compte tenu de l’importance des circuits RIS et RRA en cas de défaut de refroidissement, ouvrant voie à une possible phase accidentelle. Déjà dépassée par les capacités industrielles nécessaires afin de procéder aux réparations officiellement déclarées, EDF n’était vraisemblablement pas en mesure de faire plus. Il est vrai qu’avec le problème générique des coudes, entre autres délicatesses, la tension est maximale sur l’entreprise.

Jamais trop prudente, EDF n’en aura pas moins préacheté les canalisations correspondantes dans l’hypothèse des remplacements de ces paliers…

La ceinture sans les bretelles

 

L’injection sous pression d’une eau borée est primordiale pour éviter qu’un incident sérieux (rupture de canalisation) n’évolue en accident. Les paramètres sont tellement élevés dans les circuits (pression d’environ 155 bars, température de l’eau primaire à près de 300°C) que ces derniers doivent voir leurs caractéristiques industrielles rigoureusement respectées.

Sous de telles conditions, tout incident peut virer à un danger supérieur et contrecarrer la sûreté de l’installation nucléaire de base. Rien ne doit être laissé au hasard et il faut pouvoir parer rapidement à toute éventualité. Les différentes barrières et procédures sont d’ailleurs des arguments mis en avant sans retenue pour affirmer l’excellence de la sûreté de nos réacteurs. Mais chaque réacteur n’est à l’abri d’aucune avarie : en 2021, EDF a perdu le contrôle de la pression du circuit primaire du réacteur 4 de Gravelines, chutant sous les limites de fonctionnement autorisées. Sauf que, quand la pression chute, la température très élevée de l’eau la fait se former en vapeur d’eau. Un emballement difficilement contrôlable lors duquel les circuits de secours se rappellent au bon souvenir de leur essentialité. D’autres incidents pourraient être relatés dans le même ordre d’idées.

Si ce phénomène semble lié à la géométrie originale de nos lignes de tuyauteries, notre politique énergétique tout aussi typique de ‘suivi de charge’ pourrait également amplifier cette même tendance à la corrosion précoce, à la fissuration de certaines parties d’éléments.

Typiquement, la politique énergétique française cherche à optimiser sa production. Mais le problème est bien de trancher convenablement entre les besoins de la conduite du réacteur (sa production d’électricité pour répondre à la demande d’une consommation fluctuante et fonction de la production d’origine ENR) et la robustesse des équipements attendue pour maitriser tout incident et réduire les risques d’atteinte à la sûreté.

(historique type de production d’énergie pendant un cycle de réacteur d’EDF, en pourcentage de la puissance nominale)

Les réductions ou les augmentations de la puissance nominale délivrée par les réacteurs nucléaires en France permettent l’équilibrage de la production et de la demande en électricité. Des variations importantes, plutôt remarquables. Cela parait intéressant d’un strict point de vue économique.

Mais voilà, les modifications quotidiennes de production électrique de nos réacteurs sont de l’ordre de plusieurs dizaines de points de pourcentage par rapport à la puissance nominale (la possibilité du suivi de charge est prise en compte dans le manuel d’exploitation), et il se trouve que le fonctionnement des réacteurs en suivi de charge fait croitre de façon prégnante les cycles de contraintes thermomécaniques et avec eux accélérer le vieillissement subi par les gros composants primaires et secondaires (générateurs de vapeur, pressuriseurs, tuyauteries secondaires…), sans parler d’autres complications (fissuration des gaines, décomposition des pastilles…).

D’ailleurs, initialement et comme l’intégration de ces problématiques, l’EPR était promis à l’abandon de ce suivi de charge et devait fonctionner sans faillir à sa pleine capacité.

Ces conséquences de la modulation nucléaire (le suivi de charge) sont abondamment décrites dans la littérature scientifique et admises dans les rapports des exploitants, y compris EDF (comparaison entre réacteurs de base et réacteurs en suivi de charge).

Ces variations de puissance affecteraient justement également les circuits RRA et RIS du circuit primaire, les cycles de contraintes thermiques et mécaniques sur ces circuits s’en trouvant augmentés (les modifications de gradients thermiques qui en découlent auront un impact mal maitrisé sur le vieillissement des circuits, leur corrosion sous contraintes, faisant apparaitre jusqu’à des fissurations).

(PPE 2024-2028 / source : ministère de la transition énergétique)

Cette systématisation du suivi de charge, inscrite dans le marbre de la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE), va même s’accentuer, entrainant d’autant une diminution de l’efficience de l’outil de production d’EDF et une augmentation du risque incidentel, pour ne pas évoquer l’accidentel. Oui, les phénomènes thermo-hydrauliques qui en découlent non pas été pris en compte lors de la conception (vortex/turbulences, stratifications thermiques), engendrant des contraintes mécaniques supplémentaires, le tout étant amplifié par la longueur de la ligne.

Dans l’éventualité d’une fusion des deux organismes en charge de vérifier et statuer sur l’état de cette sûreté, il est légitime de craindre que ce genre de problème technique systémique/générique soit sous-estimé afin de privilégier la volonté de prolonger la durée d’exploitation des réacteurs par exemple. Ou comment, avant même l’application de cette objectif politique de fusion ASN/IRSN, sûreté nucléaire et intérêts économiques peuvent faire mauvais ménage.

En attendant, pourtant déclaré comme inexistant, ce problème de conception des lignes RIS se retrouve donc sur les tranches de 900 MW, même si dans une moindre mesure pour le palier CP0. Des lignes pour lesquelles EDF reste fort discret en n’en fournissant aucun schéma.

Tolérance zéro exigée

 

Un nouveau problème sérieux se fait jour. Jamais décelé auparavant malgré les évaluations complémentaires de sûreté (ECS, des actions post-Fukushima), au dépend de la rigueur des visites décennales. Il ne devrait être fait aucun obstacle à le résoudre sur tous les réacteurs dans les meilleurs délais, dans un monde où la sûreté serait prépondérante et prioritaire.

Mais EDF aura tergiversé à contrôler certains réacteurs. D’abord car les outils d’études non destructives ne sont pas toujours adaptés. Aussi car il est fait grande confiance aux simulations mathématiques. Sauf que les modélisations (le code Coriolis par exemple) ne sont pas toujours représentatives des observations remontées par retours d’expérience (REX) : les écarts entre les calculs des évolutions de corrosion notamment (cinétique des CSC) et les résultats obtenus par analyses in situ ne sont pas toujours rassurants quant à l’état des matériaux et éléments (RIS, RRA donc, mais également fond de cuve…).

Et, en l’espèce ici, des facteurs aggravants sont défavorables à ces cinétiques corrosives, les modulations de la puissance du réacteur restant une politique privilégiée. Ces fluctuations, sensibles pour prétendre maintenir l’équilibre du couple pression-température, participe au vieillissement prématuré des matériaux, in fine des matériels. Une politique économiquement impossible à réviser malgré ses conséquences industrielles.

Pour ne rien arranger, la modification de la géométrie des lignes de ces tuyauteries provoque donc par effets consécutifs des fissurations issues de corrosion sous contraintes. En cas de brèche dans le circuit primaire, dépressurisation brutale, vaporisation complète, fortes pressions seraient au menu, selon une configuration connue, tel l’accident de type Three Mile Island.

Autant dire que ce problème de CSC, apparemment systémique sur tous les paliers, n’est pas du tout à prendre à la légère. Bénéficier de canalisations en excellent état est une obligation vitale compte tenu des contraintes mécaniques (soudures, cintrages, écrouissages…), des conditions physico-chimiques agressives (températures, pressions, oxygène dissout accumulé sur les piquages, attaques borées, acides…) et de l’irradiation neutronique (fluage) qui éprouvent la sensibilité des matériaux à l’apparition puis la diffusion de corrosion, voire de fissurations.

Dans le cadre d’une excellence de sûreté, quelles justifications permettent d’ailleurs d’accorder des ‘tolérances’ vis-à-vis de fissures sur ce type de matériels essentiels ? Rien, puisqu’aucune norme ni aucun seuil d’alerte ne sauraient encadrer raisonnablement et indubitablement ce risque de brèche brutale. Pourtant, la loi prévoit des dérogations si de telles fissures n’étaient conjuguées à des faiblesse pour les matériaux. Pour l’instant fort heureusement, EDF n’a sollicité aucune demande de dérogation, les pièces ayant été réparées ou remplacées.

A mesure du vieillissement des réacteurs, ces types de phénomènes ne feront qu’augmenter. Des contrôles plus draconiens et exhaustifs sont au contraire attendus pour conserver constance la sûreté qui est promise efficiente et d’excellence au sein du parc nucléaire français.