EDF va devoir se serrer les Coudes

Les réacteurs nucléaires français n’en finissent pas d’enchainer les avaries. Plus ou moins impactantes sur la sûreté, mais cela n’est guère réjouissant dans la perspective des prolongations d’exploitation qu’EDF espère ardemment. Encore cela était sans compter un sujet autrement plus sensible à gérer et qui ne devrait pas tarder à faire son apparition sur la scène médiatique : celui des coudes moulés.

 

EDF a essuyé des pertes exceptionnelles en 2022, de l’ordre de 18 milliards : une chute de 23% de la production du parc nucléaire français notamment à cause d’arrêts de maintenance non programmés. C’est que l’ASN a imposé quelques menus vérifications et réparations de tuyauteries sujettes à la corrosion sous contraintes. Le sujet n’est pas épuisé qu’un autre devrait faire son apparition.

La mèche a été vendue par le président de l’ASN lui-même, lors de son audition devant une commission d’enquête.

Les coudes moulés ? Des pièces volumineuses de près de 7 tonnes. D’importance dans le fonctionnement des réacteurs et situées dans un endroit d’ingénierie stratégique du circuit primaire principal (CPP).

Une rupture sur de telles pièces est à proscrire totalement. Alors que l’âge de fonctionnement était hypothétiquement fixé à quarante ans, sur la base de l’usure de la cuve (de sa fluence pour faire simple), sans doute les réacteurs pourraient finalement voir leur durée d’exploitation encadrée au regard de la tenue desdits coudes moulés.

// En Bref //

• Les coudes moulés installés sur les réacteurs de 900 MW subissent un vieillissement accéléré sous l’effet de la température

• Cela dégrade leurs propriétés de résistance à la rupture

• EDF utilise des simulations imparfaites

• Les inspections radiographiques ne sont pas totalement pertinentes

• Certains coudes pourraient plus limiter la durée de fonctionnement de réacteurs que le vieillissement de la cuve elle-même

• Aucune garantie sur l’absence de défauts sur les centaines de coudes et leur évolution n’est apportée par EDF

// En Bref //

Les critiques ont les coudées franches

 

Un réacteur est un enchevêtrement de tuyaux et de canalisations, pour ce qui ne concerne que la seule partie matérielle. Des kilomètres cumulés de parties droites et coudées.

(source : IRSN)

En dehors du schéma, l’échelle faisant défaut mais la proportionnalité restant respectée (pas comme sur un schéma de projet d’enfouissement), il faut retenir dans un premier temps que ces pièces sont de gros diamètres. Les coudes moulés sont des composants de tuyauterie installés sur le circuit primaire principal des réacteurs à eau sous pression. Ils sont présents en branches chaudes (coudes C en rouge derrière le générateur de vapeur, colosse lui-même) et en branches froides (coudes A, B et D sur les branches en U et coudes E à l’entrée de la cuve). Tous doivent supporter des paramètres de pression, de températures, de flux neutroniques…

En sus, pour un peu plus situer les éléments, des piquages droits ou inclinés permettant le raccordement de la ligne d’expansion du pressuriseur (celle qui vibre sur l’EPR de Flamanville), des lignes des circuits d’injection de sécurité (RIS) et de refroidissement à l’arrêt (RRA) sont également situés sur les branches froides et chaudes des tuyauteries du CPP (celles qui subissent des corrosions sous contraintes).

Ces coudes ont été usinés selon une technique de moulage, par les fondeurs de l’Usine Emile Henricot (UEH), des Aciéries du Manoir (FAM) et de Creusot Loire (CL) pour les REP des paliers CP0, CPY et d’une partie du palier P4 (réacteurs 1 à 3 de la centrale de Paluel). En gros, les 900 MW.

Quel serait le problème ? Bien qu’étudié depuis les années 1980, cela est abordé en détails dans un avis émis par l’IRSN et datant de 2016. C’est que le souci commençait à faire frémir. Les aciers inoxydables (dits austénoferritiques) se sont révélés être sujets à un phénomène de vieillissement thermique, surtout lorsqu’ils sont utilisés pendant une longue durée à des températures voisines ou supérieures à 300°C (d’un point de vue technique, le phénomène de vieillissement thermique est d’autant plus rapide que la température est élevée, la présence de molybdène dans l’acier étant un élément favorisant en sus ce vieillissement). L’acier verrait sa température de transition augmenter et celle du plateau ductile diminuer.

Bref, une résistance à la rupture affaiblie. Et un nouveau problème générique pour le coup.

Cette situation métallurgique n’a pas été révélée par les formules de prévision empiriques et autres simulations de l’exploitant mais lors de comparaisons menées par l’IRSN entre des coudes déposés et de service et les valeurs prévisionnelles. Les formules ont dû subir une révision complète depuis puisqu’elles menaient à de fausses projections de vieillissement. Décidément, il s’avère que les modèles mathématiques souffrent de façon récurrente de biais quand il s’agit de les soumettre à la réalité des échantillonnages testés.

L’IRSN considérait déjà dans cet avis de 2016 que la reformulation de la ténacité présentée par EDF n’était pas recevable, faute d’éléments probants et cependant que les conséquences d’une sous-estimation pouvaient être importantes pour la sûreté des réacteurs :

  Ceci pourrait conduire à sous-estimer le risque de rupture des coudes sous un choc froid, tel que celui induit en cas d’accident de perte de réfrigérant primaire issu d’une petite brèche.

Aussi, les coudes moulés ne présentent pas le même comportement selon les fournisseurs et la ténacité s’en trouve variante selon les modèles disposés au sein de chacun des réacteurs.

Pour un bon suivi de l’évolution des pièces, comme souvent, il est procédé à des sondages (en nombre insuffisant selon l’IRSN) ou des tirs dits radiographiques pour observer d’éventuels défauts enfouis. Encore une fois, cela joue de la probabilité et non d’une exhaustive et implacable inspection en profondeur de pièces hautement sollicitées. Ce type de suivi (par examens ultrasons le plus souvent, mais dont la pertinence technique fait parfois défaut pour déceler toute évolution de fissuration) a montré ses limites dans le cadre de la découverte fortuite des microfissures. Pour ne rien arranger, l’IRSN a constaté que les plus grands défauts présents dans les coudes sensibles n’étaient pas nécessairement ceux suivis et/ou surveillés. Si bien que le problème de l’échantillonnage (la liste des coudes à suivre repose sur une sélection initiale de 229 coudes parmi 390 coudes installés et non sur la totalité des coudes du parc) se conjugue alors à celui de l’approche probabiliste que l’ASN appelle de ses vœux (en remplacement  de l’approche déterministe qui prévalait jusqu’à maintenant, sans doute plus exigeante pour la sûreté mais plus contraignante pour EDF).

(source : IRSN)

Avec quelles conséquences alors que les faits révèlent de plus en plus l’impact sous-estimé du vieillissement ou la gestion inadaptée des réparations effectuées ?

  Finalement, aucun bilan n’existe permettant de statuer sur l’existence ou non de défauts de fabrication débouchant en surface externe de l’ensemble des coudes sensibles. […] En conséquence, l’IRSN considère nécessaire d’établir la liste des coudes sensibles présentant des défauts débouchant en peau externe. Le programme de contrôles […] devra être revu en retenant, dans cette liste, les coudes les plus sollicités présentant les plus grands défauts. Sur ces points, EDF s’est engagée d’une part, à compléter les examens […] avant la [quatrième visite décennale] VD4, pour les 40 coudes sensibles du parc qui n’ont pas fait l’objet de la première campagne d’examen, d’autre part, à déterminer les plus grandes indications sur les coudes les plus sollicités nécessitant un suivi […] au plus tard en VD4.

C’est bien un point central sur cette situation du programme de contrôle mis en place, ses résultats et projections d’interventions, que le président de l’ASN appelle à tenir dans les meilleurs délais et qui semble se faire attendre de la part d’EDF.

Cette réévaluation des risques de rupture est essentielle pour ne pas dire vitale. Certains coudes, remplacés depuis pour toute ou partie comme EDF s’y était contrainte, ne pouvaient d’ailleurs prétendre à une durée de fonctionnement acquise de 40 ans compte tenu de leur état et de la démonstration de l’exploitant (tel un coude du réacteur 2 de Saint-Laurent). Une durée totalement inatteignable pour les coudes A en général selon l’IRSN.

Après approvisionnements et prise en compte des délais inhérents, ce remplacement devait intervenir lors des remplacements des générateurs de vapeur. Selon une échéance ‘adaptée’ comme l’entend toujours en sa faveur EDF… Remplacements actés et à venir, sauf pour six d’entre eux : le plus sensible de ces coudes qu’est le coude 48C de Saint Laurent 2 pour lequel le risque de rupture brutale ne peut être considéré comme exclu, les coudes 66C de Blayais 3, 41C de Blayais 1, 55C de Chinon 1, 63C de Blayais 2 et 44C de Saint-Laurent 2.

Et l’IRSN de recommander avec insistance :

  Le vieillissement thermique des coudes moulés du CPP constituant une dégradation non prévue à la conception et le suivi en service des coudes ne pouvant assurer la détection de la propagation d’un défaut enfoui, l’IRSN estime que l’ensemble des coudes chauds, qui présentent les ténacités les plus faibles suite à leur vieillissement thermique, doivent être remplacés au plus tard après quarante années de fonctionnement.

Les coudes E, quant à eux situés sur la branche froide, n’étaient pas mis hors de cause. Mais EDF estime qu’il n’est industriellement pas envisageable de remplacer ces coudes, proches de la cuve, compte tenu de la forte dosimétrie prévisionnelle. La stratégie de remplacement doit être revue en fonction des résultats des dossiers de justification qui devaient être actualisés.

Une situation imprévue qui aura obligé EDF à renforcer de manière cette fois satisfaisante son programme de contrôle en service des coudes sensibles afin d’être maintenus en place au-delà de 40 ans de fonctionnement.

Le président de l’ASN estime aujourd’hui que le sujet reste éminemment sérieux. Compliqué même car les remplacements se font sur des pièces très irradiantes et nécessitant des process conséquents compte tenu de la taille des pièces. A tel point que sur certains réacteurs, cette pièce pourrait être plus sensible que la cuve elle-même pourtant très sollicitée par les paramètres extrêmes que nous avions déjà abordés.

En 2019, l’IRSN a émis un nouvel avis portant sur la tenue à la rupture brutale des coudes moulés du circuit primaire principal des paliers 900 et 1300 MW. La problématique du vieillissement thermique affectant certains coudes et la connaissance des défauts inhérents au procédé de fabrication par moulage statique restent d’actualité, toujours et ce depuis les années 1980.

Afin de justifier le maintien en service des coudes, EDF avait transmis une analyse statistique. Encore une fois, malheureusement, l’RSN a constaté que l’échantillon constitué par EDF pour l’analyse statistique n’était pas représentatif.

  Son étendue ne permet pas de couvrir la population de coudes en service et il ne contient pas, à ce jour de coudes de type A et B4, coudes comportant a priori le plus grand nombre de défauts […]. Ceci remet en cause la pertinence de l’analyse statistique qu’EDF exploite afin de revoir à la baisse les dimensions du défaut de référence des analyses mécaniques par rapport au défaut de référence retenu antérieurement.

Clairement, EDF essaye d’amoindrir l’étendue des dégâts hypothétiques dans le but de réviser à la baisse les dimensions de défaut de référence. Et pour ne rien arranger, les outils techniques utilisés semblent toujours autant insatisfaisants à analyser correctement les pièces : des réserves sont émises sur les capacités de détection par radiographie des défauts de faible volume dans les coudes moulés.

La confiance sur les résultats est entamée. Les conclusions relatives au risque de rupture brutale tirées des résultats correspondants ne peuvent pas être validées.

L’ASN a saisi en 2019 un de ses groupe d’experts. Ces derniers visaient à s’assurer de la bonne tenue des coudes moulés pour une période de 20 ans d’exploitation au-delà de la quatrième visite décennale.

  Le Groupe permanent considère que les éléments apportés à ce stade par l’exploitant, relatifs à la détermination de la taille des défauts et à la nature des défauts, notamment la capacité des essais non destructifs à détecter tous les types de défauts susceptibles d’être générés en fabrication, ne permettent pas de garantir un seuil de détection sûr pour des défauts de dimensions inférieures à 10 mm de hauteur et 40 mm de longueur. [… Il] considère, du fait de leurs faibles résistances à la déchirure à la fin de la période d’exploitation visée (de VD4 à VD4+20 ans), du recours à un défaut postulé de 3 mm de hauteur et 20 mm de longueur, que la démonstration de l’aptitude au service de certains coudes n’est pas acquise pour cette période. […] Enfin, le suivi des défauts enfouis actuellement réalisé par l’exploitant fournit des éléments d’appréciation techniquement utiles mais n’apporte pas de garantie sur l’absence de défauts et leur évolution dans l’ensemble du volume des 441 coudes moulés des réacteurs du palier de 900 MW antérieurement.

Mais les contrôles par radiographie réalisés au titre du suivi en service des coudes sont uniquement mis en œuvre sur certains coudes et pour quelques zones de ces coudes pré-identifiées lors de la relecture des radiogrammes de fin de fabrication. L’absence de contrôle approprié de la totalité du volume des coudes ne permet pas de disposer d’une vue complète de l’état de santé des coudes en service. Pourtant, comme le rappelait l’ASN, seule une bonne connaissance des défauts présents peut garantir que les défauts hypothétiques pris en compte dans les études mécaniques présentent des marges suffisantes au regard des défauts réels.

Et c’est bien tout le risque industriel que d’avoir une visibilité incorrect de l’état du parc nucléaire.

Prochaine cause d’arrêts intempestifs ?

 

En 2019, l’ASN a clairement exigé de définir, avant fin 2019, un plan d’actions détaillé et de proposer des échéances de réalisation des actions retenues, compatible avec la programmation des quatrièmes visites décennales des réacteurs concernés et avec la nécessité de recourir à d’éventuelles nouvelles analyses mécaniques avant cette échéance. Et de lister, avant le 31 mars 2020, les réacteurs de 900 MW pour lesquels sont identifiées des difficultés de démonstration de la tenue à la déchirure ductile de certains coudes moulés jusqu’à leur cinquième visite décennale.

Depuis 2016, ce dossier est clairement identifié par l’ASN et l’IRSN. Pourtant le président de l’ASN laisse entendre qu’il serait temps qu’EDF rende enfin des expertises et des conclusions robustes sur ce point névralgique.

Mise à jour (mars 2023) : l’ASN nous a confirmé que de nombreux éléments de dossier ont été apportés par EDF en réponse aux  demandes de la lettre de suite (voir supra). Ces élémets font l’objet d’une instruction de la part de l’autorité, appuyée de l’IRSN, qui est toujours en cours. Les études menées par EDF à la suite de la réunion du groupe permanent de 2019 l’ont conduit à proposer le remplacement de certains produits ou coudes moulés. Ces remplacements sont effectués lors des visites décennales des réacteurs concernés et ont déjà été engagés sur certains réacteurs. Une réunion du groupe permanent d’experts ESPN est prévue à nouveau en juin 2023 à l’occasion duquel il sera rapporté de l’instruction du dossier. Le dossier n’est donc pas prêt d’être clos, pour des raisons administratives et industrielles.

 

Mise à jour (juin 2023) : dans l’optique du prolongement des réacteurs à 60 années voire au-delà, les coudes en acier inoxydable moulé vont bien poser difficulté. L’ASN revient sur cet aspect technique qui impacte la résistance mécanique puisque la résistance de ces coudes à la propagation d’un défaut diminue de manière importante durant les années d’exploitation. Même EDF admet par écrit l’insuffisance de cette résistance. Quant au remplacement de ces pièces, que d’aucuns souhaitent privilégier car ce genre d’opérations serait habituel, c’est mal considérer la zone concernée (celle des coudes E en ce cas d’espèce) soumise à des niveaux d’irradiation importants. Eventuellement, il faudra une nouvelle fois qu’EDF travaille sur une automatisation de l’intervention. Le dernier document de travail du gouvernement concernant la planification énergétique n’est donc pas totalement pertinent : des réacteurs pourraient manquer à l’appel du prolongement dont la réussite est attendue pour répondre aux besoins de consommation. Et d’autres paires d’EPR2 pourraient s’avérer vite indispensables aux yeux de ceux qui ont poussé les premières à être édifiées (le document fait état de 8 à 14 EPR2 d’ailleurs, en lieu et place des 6 à 14).

Quelques réflexions commencent à se faire jour avec plus de certitude : rien ne permet de s’assurer que le vieillissement des pièces d’un réacteur se déroule comme calculé et sans en augmenter le risque accidentel ; l’usure en cours de service n’est pas si banale et était sous-estimée lors de la confection des réacteurs ; cette usure est dépendante de nombreux paramètres échappant aux modélisations ; la compréhension des mécanismes de vieillissement en jeu reste incomplète (en dehors même de défauts de confection qui accélèreraient les processus) ; il n’est pas si aisé de remplacer de tels pesants morceaux de tuyaux.

Quoi qu’en pense la ministre, cette dernière ne semblant pas souffrir d’une méconnaissance des phénomènes, contrairement aux ingénieurs d’EDF et de l’IRSN réunis

https://twitter.com/LCP/status/1635309126158028801