Macron veut jouer les Prolongations

Les réacteurs nucléaires français vont-ils franchir le  cap des quarante années d’exploitation théoriques ? EDF souhaite prolonger leur durée de vie au-delà de celle arrêtée par les ingénieurs, pas seulement pour des raisons d’amortissement. Faute d’anticipation, la construction de nouvelles centrales doit être couplée à la prolongation des réacteurs actuels pour assurer le mix visé arbitrairement par le gouvernement. Pourquoi nos réacteurs en fonction ne sont-ils pas reconduits tacitement ? Quels types de vérifications et révisions seraient nécessaires ? Ces conditions sont-elles satisfaisantes, suffisantes ? Enfin, tout cela est-il raisonnable ?

 

(plus vieux réacteur en fonction au monde / source : Wikipedia)

D’ici la fin de la décennie, les deux tiers des réacteurs nucléaires actuellement en service dans le monde fonctionneront au-delà de la durée pour laquelle ils ont été conçus ou autorisés, comme une expérience in vivo inédite à venir.

Six réacteurs ont reçu des autorisations de prolongation jusqu’à 80 ans aux Etats-Unis, un saut temporel conséquent comme un chèque en blanc. Au Japon, autre pays très nucléarisé, la perspective de fonctionnement au-delà des 60 ans est presque acquise. De telles autorisations de prolongation laissent à EDF le doux rêve d’accéder à la même concrétisation en France.

Quarante ans. L’ensemble du parc réacteur n’est pas associé à une durée de vie précise, mais tous les calculs de sureté, depuis leur construction, ont été réalisés sur une base de 40 ans. Voilà donc l’échéance canonique fixée par les ingénieurs lors de la confection des centrales nucléaires en France. Une durée de fonctionnement qui permettait selon eux de rester conforme aux exigences de sûreté, à les supposer les meilleures. Strictement, cette durée ne correspond pas exactement à la date de mise en réseau du réacteur concerné : il devrait plutôt être question de fluence.

La fluence ? Il s’agit de la quantité de neutrons (d’une énergie supérieure à un certain seuil) reçue par unité de surface de la cuve au cours de la durée de fonctionnement considérée (nombre de neutrons par cm2 ), soit une irradiation quantitativement prise en compte, fluctuant selon les puissances délivrées et variant tout au long de la vie du réacteur. Pourquoi se référer à la fluence, à ce niveau d’irradiation ? Car c’est elle qui conduit directement à une fragilisation (voir infra). Grossièrement, plus ça fonctionne, plus la sommation de la puissance délivrée au cours du temps détériore l’acier, plus le risque de rupture de la cuve est possible à plus haute température.

A l’heure des choix politiques, inutile de préciser que les considérations techniques comme celle-ci ne font pas partie des principaux considérants. L’intendance devra suivre.

// En Bref //

• Prolonger les réacteurs au-delà de 40 ans est une perspective déjà adoptée par d’autres pays

• Le gouvernement français souhaite une durée portée à 60 ans

• Les travaux concernant la quatrième visite décennale vont se prolonger parfois bien au-delà de la période d’inspection

• Les modélisations de vieillissement sous-estiment la fragilisation de l’acier des cuves

• La qualité de l’acier des cuves se détériore plus rapidement que prévu du fait des modulations de puissance opérées en France plus qu’ailleurs

• Faute de retours d’expérience massifs, le test d’une prolongation sera fera grandeur nature

• Une vision probabiliste sera préférée à la méthode déterministe qui a toujours prévalu à l’expertise de la sûreté

• Pour faciliter ce changement de paradigme, la fusion de l’ASN et de l’IRSN est programmée, reniant le système dual que d’aucuns qualifiaient comme le plus pertinent et efficient au monde

// En Bref //

La volonté politique de s’imposer 

 

Après l’épisode quasi-miraculeux de la finale footballistique, Macron croit en toutes prolongations. Il ne fait plus aucun doute que le Président français est favorable à ce que le fonctionnement des réacteurs nucléaires soit repoussé jusqu’à 60 ans.

Dès lors, tout est mis en œuvre pour tenter d’accélérer les choses, selon les principes politiques du fait accompli. Dans cet ordre d’idées, le gouvernement a déposé un projet de loi d’accélération du nucléaire dont l’exposé des motifs assume de ‘sécuriser juridiquement’ les nouvelles constructions et les prolongations. En droit, accélération est synonyme de dérogation. Toujours selon cet exposé des motifs, les procédures préalables à la construction et à l’exploitation d’une centrale étaient trop nombreuses, trop longues et trop complexes ; il s’agissait donc de simplifier ce type de ‘projets d’intérêt général’, moins nécessairement et systématiquement soumis à enquête publique, dispensés d’autorisations d’urbanisme, engagés dans certains travaux préparatoires avant toute autorisation de création de la centrale nucléaire.

Ce projet aura été renforcé en première lecture par le Sénat (maintien du nucléaire au-dessus de 50% jusqu’à 2050 par exemple). C’est que la France accuse un retard sur ses engagements concernant la part des énergies renouvelables dans le mix énergétique et aura du mal à tenir ceux programmés pour cette fin d’année 2023. Il y a d’autant plus urgence aux yeux du gouvernement à soutenir la filière nucléaire qu’il faut également tenir les objectifs pour 2050 (sortir des énergies fossiles notamment). Notons en marge que l’étonnant article 6 du projet de loi exclu des simplifications les projets en bord de mer, soit exactement ceux pour lesquels ce projet de loi est fait (projet des EPR2 à Penly).

La feuille de route est d’ores et déjà présentée comme imposée, confirmée en tous points lors d’une réunion du fraichement créé Conseil de politique nucléaire (CPN). L’objectif est de ‘reprendre en main [l’] avenir énergétique’ de la France, ce qui passe selon l’exécutif par une prolongation couplée au nouveau programme de construction des nouveaux réacteurs EPR2 (une version simplifiée de l’EPR de Flamanville), trois premières paires dont la mise en service est souhaitée ardemment entre 2035 et 2040. Comme lors des précédentes annonces, il est toujours question de respecter les administrations indépendantes et autres débats publics sans en avoir l’air.

La situation interfère encore tellement qu’elle a fini d’échauder une CDPD conciliante jusque-là. Après l’annulation de la réunion du mardi 7 février, elle s’est rangée à redéfinir les termes du débat originel avec l’objectif de trouver réponses à l’intérêt de ses propres missions… Oui, la posture est une admirable conjugaison d’un oxymore et d’un paradoxe, autant que la phrase est absconse.

Le symbole recherché semble clair : Macron veut couper un ruban, ne serait-ce que celui d’une simple première dalle de béton coulée. Si les lois de simplification suffiront à satisfaire ce caprice, il en sera d’un tout autre ordre pour mener à bien la construction de trois paires de réacteurs en des temps si raccourcis : outre la finalisation du design et les millions d’heures d’ingénierie à rattraper, 60 000 salariés spécialisés doivent être recrutés pendant plusieurs années pour les construire, soit une main-d’œuvre qualifiée requise que le marché sera bien en mal de trouver sur le territoire national, comme en avertit l’ASN elle-même.

Il fallait donc compléter la parade. Car fin 2020, il ne faisait aucun doute que les réacteurs ayant atteint une durée de fonctionnement de 40 ans représentaient environ 30 % de la puissance nette du parc (environ 18 200 MW). Conséquence directe ? Une projection largement anticipable aurait révélé que la construction de 11 EPR était indispensable d’ici la fin 2022 pour conserver le niveau de production. Faute d’anticipation et d’orientations de politique énergétique à moyen terme dressées, la prolongation est alors plus que stratégique : vitale.

L’Etat nucléaire dans l’Etat n’est donc peut-être pas seul responsable de cet élan à la prolongation. Les décisions ont tardé pour préparer la filière à cet effet falaise et assurer un niveau de production électrique pérennisé au niveau attendu. Mais la prolongation elle-même des réacteurs n’aura pas été assez sérieusement anticipée alors qu’un problème allait se poser à moyen terme. Et déjà en 2010, la Cour des Comptes d’alerter :

  dans l’hypothèse d’une durée de fonctionnement étendue jusqu’à 50 ans, d’un point de vue uniquement financier, des investissements massifs sont nécessaires pour prolonger la durée de fonctionnement des centrales […], un coût actuellement inconnu

Didier Migaud, son premier Président, de poursuivre qu’un effort considérable d’investissement pour un tel programme à court terme lui paraissait pour le moins très peu probable, voire impossible, notamment pour des considérations industrielles. Finalement, à travers l’absence de décision d’investissements, c’est implicitement qu’aura été pris à cette époque lointaine l’engagement de faire durer les centrales au-delà de leurs 40 années.

  Ne pas décider revient à prendre une décision qui engage l’avenir, et il est souhaitable qu’une décision explicite soit prise , ajoutait Migaud.

De fait, en catimini, depuis 2008 EDF plaide stratégiquement pour obtenir une décision politique d’autorisation de fonctionnement des réacteurs jusqu’à 60 ans, décision intégrée par écrit dans le plan d’OPA du gouvernement visant la renationalisation totale de l’électricien.

Pour obtenir gain de cause, un programme générique a été proposé par EDF. Consulté en 2012, le Groupe permanent d’experts pour les réacteurs nucléaires de l’ASN a rendu ses analyses. Si la méthodologie proposée par EDF est jugée globalement satisfaisante, l’identification des phénomènes de vieillissement des éléments importants pour la sûreté et la protection est soulignée incomplète : une justification robuste de la tenue mécanique des cuves au-delà de leur quatrième visite décennale n’est pas apportée, les vulnérabilités possibles des processus industriels de remplacement de composants ne sont pas identifiées, la vérification de conformité et des remises en conformité n’est pas proposée de manière renforcée.
Et l’ASN d’exiger l’évidence : que les travaux et modifications nécessaires soient effectués au plus tard à l’échéance des quatrièmes visites décennales des réacteurs concernés. De quoi permettre à l’instance indépendante de se prononcer sur l’aptitude de chaque réacteur à fonctionner au-delà, au regard de tous les éléments installés, disposés, aménagés…

Car une prolongation suppose un renforcement des mesures de sûreté pour éviter toute catastrophe occasionnée par l’obsolescence d’une pièce, l’usure induisant la fissure d’un matériau par exemple. A ce titre, l’IRSN  a évalué la qualité de l’exploitation des réacteurs EDF (conformité des installations et maintenance), dans l’optique à l’époque de la prolongation de leur durée de vie au-delà de 40 ans. Entre 2012 et 2014, EDF aura rencontré ‘des difficultés récurrentes’ dans le maintien de cette conformité au référentiel de sûreté (exigences de conception, de construction et d’exploitation), dans la qualité de la maintenance, dans le maintien de la qualification des équipements, dans le suivi de la surveillance des réacteurs, cependant que le programme de ‘grand carénage’ (GK) était projeté  (un programme d’investissements de maintenance de plus de 50 milliards d’euros d’ici 2025, soit un doublement du rythme d’investissements de maintenance antérieurs). L’IRSN constate également que les incidents restent à un niveau élevé et ne diminue pas (un nombre même sous-renseigné compte tenu des procédures en vigueur), même si la gravité des événements est  jugée stable.

Pour l’exploitant et l’ASN, le suivi du vieillissement des matériels et leur maintenance sont des points essentiels du maintien de la conformité des installations, car de sérieux problèmes potentiels fragilisent les pièces des réacteurs, les rendent vulnérables à mesure de l’accumulation des jours de fonctionnement. A ce titre, les réacteurs de 900 MW, les plus anciens, sont les plus touchés par des défauts de qualification de certains équipements sur lesquels nous allons revenir. C’est ainsi qu’EDF s’est engagée à améliorer ses procédures avant de modifier certains équipements des réacteurs de 900 MW dans le cadre de leur quatrième visite décennale (VD4), nécessitant de très nombreux travaux.

Des visites décennales ? Oui, cela est la procédure d’inspection spécifique poussée et diligentée par l’ASN : à mesure de leur utilisation, les réacteurs nucléaires vieillissant, la loi française prévoit que la durée d’autorisation d’exploiter une centrale repose sur des examens de sûreté périodiques, soumis à un grand nombre de questions en matière de sûreté, tant sur le plan technique de la résistance des équipements aux rayonnements, qu’au regard des risques liés au changement climatique en cours. Les aléas doivent en effet par exemple désormais être largement estimés dans le cadre de ces VD, concernant la modification du cycle de l’eau consécutive au dérèglement climatique (étiages révisés, températures plus chaudes en aval des eaux fluviales, submersion…) et ses conséquences sur le fonctionnement des installations nucléaires civiles.

Lors de ces visites décennales (VD), les conditions d’une éventuelle autorisation de poursuivre l’exploitation sont précisées, le déploiement des dispositions issues de ces études examiné, réacteur par réacteur. Notons que les travaux et aménagements prévus dans le programme GK n’augure rien et n’assure aucunement l’obtention de l’autorisation de prolongation, l’ASN affirmant imposer que la sûreté des réacteurs ne soit pas seulement conforme à leur niveau d’origine mais tende vers les standards de ce qui peut être disponible sur le marché, au regard des nouvelles exigences de sûreté, de l’état de l’art en matière de technologies nucléaires. Nous verrons ci-dessous que cela n’a rien de réalisable factuellement pour quelques éléments précis et vitaux.

Les VD des réacteurs les plus anciens qui ont atteint ou vont atteindre les quarante ans d’âge (tels ceux des centrales du Bugey, du Tricastin, de Dampierre, Gravelines ou du Blayais) ont d’ailleurs commencé, au premier rang desquelles Tricastin 1 depuis mi-mai 2019.

Les quatrièmes visites décennales des réacteurs de 900 MW se dérouleront de 2019 à 2030. Sur la base des orientations retenues pour ce réexamen et des modifications prévues, l’IRSN a finalisé son expertise des études réalisées par EDF et a notamment publié une synthèse de ses conclusions.

De ce contexte de détérioration temporelle, des éléments génériques sont identifiés comme les plus sensibles au vieillissement, d’importance pour assurer le bon fonctionnement d’un réacteur. Avec l’âge, les pièces sollicitées sont fragilisées. 

C’est pas beau de vieillir 

 

Le risque d’accident augmente avec l’âge des réacteurs et l’usure des matériels. C’est un fait. Des problèmes potentiels liés au vieillissement sont causés suite aux sollicitations multiples auxquelles les composants sont soumis, la standardisation assez poussée du parc nucléaire français et l’l’homogénéité de l’âge des réacteurs pouvant précipiter un contexte crisique. Une anomalie grave, de la corrosion ou une fuite, peut se retrouver sur cinq à dix réacteurs simultanément, un scénario envisagé par les acteurs qu’une situation récente à rappeler à notre mauvais souvenir.

Déjà, en septembre 2013, 18 réacteurs étaient affectés par un problème qu’EDF ne parvenait pas à résoudre, problème que l’IRSN jugeait pouvoir sérieusement induire ‘un accroissement non négligeable du risque de fusion du cœur’ des réacteurs.

Les conséquences du vieillissement des centrales nucléaires sont même doubles. D’une part, un accroissement attendu et constaté du nombre d’incidents (petites fuites, fissures ou courts-circuits…). D’autre part, un affaiblissement graduel des matériaux des réacteurs plus préoccupant. Avec le temps, les propriétés des matériaux se détériorent au fur et à mesure du fonctionnement, sous l’effet combiné et cumulatif de l’irradiation nucléaire, des contraintes thermiques ou mécaniques, des processus corrosifs, abrasifs et érosifs.

Cela peut être résolu pour partie par l’échange de très nombreux composants cruciaux en matière de sécurité. Les générateurs de vapeur doivent par exemple être remplacés à cause des dégâts dus à la corrosion et à l’érosion, ainsi qu’un amincissement de leurs parois métalliques. Des remplacements sont effectués également sur ‘les canalisations (corrosion due aux contraintes et à l’érosion, amincissement des parois, usure des matériaux), les pompes de refroidissement principales (fissures suite à des processus d’usure thermique et de vibrations renforcés par la corrosion), les turbines (phénomènes de vieillissement dus à la corrosion, l’érosion et l’usure thermodynamique), les câbles électriques (fragilisation des couches isolantes) et l’appareillage électronique (dégradation due à la température et aux radiations, éventuellement renforcée par des attaques chimiques et l’humidité)’.

Mais certains éléments cruciaux sont impossibles à remplacer (cuve en acier, structure de confinement en béton, certains coudes de tuyauterie situés près de la cuve), des pièces pourtant essentielles, vitales, sensibles. D’autres encore sont très diffus et très difficiles à surveiller (certains câbles, tuyauteries et circuits électroniques).

La cuve est un composant-clé pour fixer et déterminer la durée de fonctionnement d’une centrale. Si EDF n’envisage pas le remplacement de la cuve, c’est qu’elle est rendue trop radioactive par les fissions qui y sont générées en son sein. Non remplaçable par principe, la durée de fonctionnement fixée arbitrairement à 40 ans a été définie sur la base de l’évolution des propriétés physiques de l’acier de la cuve projetées. Cette cuve de plusieurs dizaines de tonnes (330 tonnes et vingt centimètres d’épaisseur sur les REP 900) subit dès sa mise en service un bombardement neutronique important (fluence) et des températures élevées (325°C), entraînant progressivement sa fragilisation : la ténacité de l’acier diminue (capacité de résistance à un effort mécanique), est précipitée en cas de présence de défaut originel. Des problèmes de fissures peuvent alors apparaître dans les couvercles de la cuve de réacteur. Ce problème a été notamment identifié dans des réacteurs en France, Suède et Suisse. Les inspections visuelles ne permettent d’ailleurs pas toujours de les découvrir, les inspections par ultrasons aléatoires pas mieux puisque effectués sur une partie de ces énormes pièces, parties supposées représentatives de la structure totale (encore une fois, l’épisode des corrosions sous contraintes aura mis en lumière cette incapacité à tout surveiller).

Donc, l’intégrité de la cuve doit d’autant être assurée dans toutes les situations de fonctionnement du réacteur et pour toute la durée de son exploitation qu’elle est un composant considéré comme ‘non-ruptible ‘, sa rupture en pression n’étant pas étudiée dans la démonstration de sûreté (cette pièce comme d’autres est considérée lors de la construction en ‘exclusion de rupture’, supposant une probabilité de rupture de ces pièces si faible que la rupture est réputée impossible). Ce principe dérogatoire montre ses limites quand l’excellence attendue d’une conception irréprochable et les réalisations imposées conformes sont bafouées (problèmes de ségrégation en carbone supérieure dans la confection des cuves, des soudures mal faites , falsifications de certificats, etc.). Pour la cuve, les défaillances dans les forges des constructeurs, les mauvaises confections, couvertes parfois par de fausses certifications, fragilisent d’autant l’acier avant même sa mise en service. La cuve part avec un handicap certain (ne respectant pas les cahiers des charges promis comme les plus ambitieux) et les effets restent encore inconnus sur la durée de fonctionnement. Une chose est certaine : cela ne favorise pas sa tenue la meilleure dans les conditions d’exploitation si impactantes.

Il n’en reste pas moins que nous n’avons que peu de retours d’expérience de la tenue de ces aciers soumis à telles contraintes. Toute la question est alors de savoir si les cuves ont déjà atteint cette fluence maximale au-delà de laquelle il devient dangereux de poursuivre leur exploitation ou si des marges existent toujours. La question du vieillissement des cuves est très importante et ne semble pas suffisamment traitée ni par l’IRSN, ni par l’ASN.

Autre élément irremplaçable : les enceintes. Elles doivent assurer le confinement (passivement ou activement selon les types de paliers 900, 1300 et 1450 mW considérés) et éviter la dispersion de particules radioactives dans l’environnement en cas de rupture du circuit primaire ou d’accident telle la fusion du cœur. Ces enceintes sont un bâtiment en béton précontraint dont la surface intérieure est recouverte d’un liner métallique (6 millimètres d’épaisseur). Originellement, ces enceintes ne sont pas complètement étanches, un taux de fuite et des rejets étant autorisés et réglementés. Avec le temps, le risque de dégradation des propriétés du béton croit : fluage (déformation, retrait), corrosion des câbles d’acier qui forment les armatures, pertes de tension des câbles qui assure la précontrainte du béton…

Les parades des gens radieux 

 

Beaucoup de travaux sont listés à effectuer pour être autorisé à fonctionner au-delà des 40 ans réglementaires, limite garantie par feu Framatome. Et de nombreuses actions visent à vérifier l’état des pièces. Les difficultés résident dans la gestion et le suivi des matériels non remplaçables.

Le circuit primaire, très radioactif, est soumis par exemple à un test dit d’épreuve hydraulique (une montée en pression au-delà de la pression de fonctionnement pour en vérifier l’étanchéité).

Concernant les enceintes de confinement, démonstration doit être faite de la capacité des enceintes à limiter les rejets radiologiques en cas d’accident. Les épreuves d’enceinte consistent à des essais mettant sous une pression équivalente à celle qui pourrait apparaître dans l’enceinte en cas d’accident afin de vérifier leur résistance et leur étanchéité. Point critique : il est fait abstraction de la hausse brutale de température inhérente en pareille situation accidentelle.

La cuve est l’élément le plus sensible car un dysfonctionnement peut faire courir le risque d’un accident par fusion de cœur. Conformément à la réglementation, les cuves sont examinées dès leur conception, en exploitation et à l’occasion des visites décennales. Les défauts présents (fissurations…) sont suivis. L’évolution dans le temps de la température de transition entre l’état ductile (souple) du métal et son état fragile est également examinée et surveillée.

Mais tout cela est analysé via des projections modélisées. En France, les observations physiques, limitées dans le cas de la cuve, sont rapprochées des résultats obtenus par la modélisation, les simulations informatiques. Une modélisation dont la fiabilité interroge parfois quant à sa capacité à prévoir finement la durée de fonctionnement résiduelle possible des cuves. Ce type d’approche est dite déterministe (bien différente de l’approche probabiliste qui prévaut aux Etats-Unis par exemple). Elle est qualifiée comme étant plus pertinente car elle impose de considérer que le plus gros défaut soit pris en compte à l’endroit le plus pénalisant, et de ne pas retenir les facteurs favorables (la méthode probabiliste  répartit les défauts sur l’ensemble des matériaux).

Pour protéger la cuve, des progrès ont été faits dès les années 1990, en optimisant les plans de chargement des combustibles et en introduisant des grappes en hafnium, permettant de diminuer sensiblement le flux neutronique par rapport aux calculs fait lors de la conception des réacteurs.

Pour réduire l’irradiation neutronique et le processus de fragilisation subséquent, le flux neutronique peut également être modulé, via une réduction de puissance du réacteur (soit une réduction de la production d’électricité, selon un ‘plan de charge’). D’ailleurs, ce type de pilotabilité est un argument des pronucléaires pour justifier l’avantage des réacteurs nucléaires sur les énergies renouvelables, ce type de modulation permettant de justifier que les réacteurs puissent fonctionner au-delà des quarante ans symboliques puisque leur fluence serait moindre. La puissance du réacteur est modulée dans la journée pour suivre les pics et les creux de la consommation d’électricité (un mode d’utilisation également très sollicitant pour les assemblages de combustibles). Mais plus ce nombre de transitoires est élevé, plus les variations de charge ont été opérées, plus la cuve aura été sollicitée au-delà d’un fonctionnement normal et donc sera fragilisée de façon accélérée. Car il a été étudié de longue date que ces variations de températures et de pression, lesdites ‘situations transitoires’, sont également des événements qui modifient les propriétés des aciers.

Ainsi, plus les équipements auront été soumis à des variations fortes de températures et de pression, à un bombardement neutronique intense (en pleine puissance), plus ses propriétés vont se transformer et l’acier se fragiliser. La dégradation des caractéristiques de l’acier l’amène à devenir fragile en cas de choc froid, car il devient moins apte à résister à une telle situation accidentelle lors de laquelle est injectée de l’eau en cas de brèche dans le circuit primaire.

Le parc nucléaire français fait souvent varier les puissances de ses réacteurs,  c’est une pratique répandue depuis les années 80 mais rarement usitée chez les autres exploitants internationaux. Cette modulation est largement utilisée par EDF pour les besoins d’une production maitrisée selon le niveau de la demande, pour économiser du combustible, pour baisser volontairement la puissance fournie d’un réacteur pendant un laps de temps court sans pour autant l’arrêter (et également assurer en partie la régulation de la fréquence, laisser priorité d’injection aux énergies renouvelables quand elles sont disponibles et suffisantes). Mais, plus sollicitées mécaniquement, cette modulation fragilise et use plus rapidement les cuves et tuyauteries, à un rythme pas scrupuleusement étudié par l’ASN et l’IRSN. Cela aurait toute sa pertinence dans ce cas d’espèce cependant que les réacteurs n’ont pas été conçus pour une telle utilisation modulée. De quoi limiter un peu plus les marges de sureté en France par rapport aux réacteurs américains qui ne sont pas soumis à de telles variations.

Les recherches sur la ductilité des réacteurs menées s’effectue via des éprouvettes, l’objectif étant que la courbe enveloppe modélisée ne soit pas dépassée. Les modélisations revêtent un caractère de pertinence qui mériterait révision compte tenu des incertitudes (de mesures…). Certes, EDF avance avoir permis de réduire ces incertitudes en ce qui concerne la fragilisation des matériaux sous irradiation via des travaux spécifiques permettant d’affiner les formules de prévision de la fragilisation pour les fluences élevées, d’évaluer certaines marges existantes. Les simulations font l’objet d’un usage très soutenu et revêtent un caractère démonstratif important dans l’industrie nucléaire, mais ses défauts inhérents ne suffisent toujours pas à remettre en cause les projections des ingénieurs.

Pourtant, dès mai 2010, au sujet des cuves des réacteurs de 900 MW, l’IRSN concluait :

  l’IRSN en conclut qu’à VD39 + 5 ans, le risque de rupture brutale n’est pas exclu pour les cuves des réacteurs de Dampierre 4, Cruas 1, Cruas 2, Saint-Laurent B1 et Chinon B2 en cas de situations incidentelles et accidentelles […]. Les marges à la rupture sont également insuffisantes à VD3 + 5 ans pour les cuves de Saint-Laurent B1 et de Bugey 5 qui sont affectées de défauts [sous revêtement].

Des insuffisances qu’il faudrait viser à lever. Si des éléments de justification étaient jugés suffisants pour démontrer la tenue en service de l’ensemble des cuves des réacteurs de 900 MW pendant l’intégralité de la période décennale suivant les VD3, cela était sous réserve de la fourniture d’un nouveau dossier prenant en compte les recommandations proposées et de la mise en œuvre de dispositions permettant le réchauffage sur certains réacteurs. Au lieu de cela, la démonstration était donc incomplète, basée sur des incertitudes liées aux codes de calculs.

Quelle vision l’exploitant a-t-il des réacteurs qui vont atteindre la VD4 en présentant probablement des défauts (de type DSR, défauts sous revêtement par exemple) ?

Passer entre les gouttes de corium

 

Pendant plus de deux années, de 2002 à 2004, le réacteur Davis Besse (États-Unis) est resté à l’arrêt suite à la découverte fortuite d’une cavité de 15 cm de profondeur et 17 cm de large. Seuls 3 millimètres de la membrane extérieure en acier inoxydable de la cuve résistaient encore. Une fissure axiale semble s’être développée à partir de 1990 (dans un adaptateur), pour déboucher en surface du couvercle de la cuve en 1995 (à raison d’environ 50 mm/an). Les inspections visuelles n’avaient rien révélé de cet accident catastrophique en suspens.

Des fissures du même type ont été identifiées dans d’autres réacteurs, comme en France. Le parc nucléaire français a en effet été largement touché par ce phénomène au début des années 1990. En 1991, EDF a révélé la détection de la première fissure dans le couvercle de cuve de réacteur de Bugey. En mai 1996, EDF signalait la fissuration dans le couvercle du réacteur n°2 de la centrale de Fesseinheim. De 1991 à 1996, 41 adaptateurs sur 2800 inspectés présentaient officiellement des fissures.

Comment prétendre que les cuves soient suffisamment intactes pour fonctionner encore au-delà de 40 ans ? Outre les éléments inconnus découverts fortuitement, les défauts originels handicapants la tenue calculée, des travaux révèlent et confirment un vieillissement accéléré de ces aciers fortement irradiés par le bombardement neutronique au-delà d’un certain niveau de fluence, modifiant les structures atomiques et cristallines des aciers, accélérant leur fragilité (augmentation de la dureté, forte baisse de la résilience, de la résistance aux chocs, augmentation accélérée de la température de transition ductile-fragile). Cela concerne plus particulièrement les aciers (type 16MND5) justement utilisés dans les réacteurs nucléaires construits en France. Conséquence directe : les anciens modèles de vieillissement sous-estiment systématiquement et significativement l’augmentation de la température de transition ductile-fragile aux fluences déjà atteintes probablement par les cuves nucléaires de quelques REP 900 (le bombardement de neutrons aux fluences élevées crée des ségrégations fragilisantes aux joints des grains internes de ces aciers, conduisant à des mécanismes de rupture intergranulaire accrue au sein de ces aciers, particulièrement lors des chocs froids sous contrainte).

(fissures intergranulaires d’un acier inoxydable)

Donc ? Le vieillissement thermique des aciers sous irradiation des cuves, des couvercles, des boulons, des buses et des internes des réacteurs nucléaires accélère rapidement au-delà de 40 ans pour tous les réacteurs de 900 MW. De quoi compromettre très fortement leur résistance à un éventuel choc froid sous pression, l’acier devenant brusquement cassant si on les refroidit brutalement sous 60 à 80°C (voire 120°C dans certaines configurations). Ces sérieux problèmes de sécurité peuvent conduire à un risque d’une rupture brutale de cuve et à la perte du contrôle du réacteur et à l’accident majeur de type Fukushima.

Les études spécifiques, via simulations et gros calculateurs, permettent-elles de résoudre avec assurance la question des flux neutroniques et de leur impact sur la durabilité de la cuve ? Rien n’est moins sûr.

Perte de résistance à la rupture, propagation plus rapide d’éventuelles fissures, augmentation de la température de transition ductile-fragile, fissuration par corrosion sous contraintes, fissurations traversantes, rupture des tubes, colmatage des plaques, altération sous contrainte des gaines et câbles, vieillissement prématuré des bétons… L’inquiétude peut se justifier de tant d’inconnus et qu’aucun retour d’expérience ne permet de lever. Avec nous, les réacteurs vont vivre l’expérience en temps réel, l’assurance que tout est sous contrôle reposant en grande partie sur des modélisations. Pourtant, à tous les stades de l’investigation des propriétés des cuves concernées par des méthodes expérimentales, des différences importantes sont constatées entre les cuves concernées et des marges d’incertitude considérables, que ce soit sur la qualité au stade de la fabrication, sur la valeur de la fluence en fonction du temps ou de la température de transition ductile-fragile.

Pour l’IRSN (avis de mai 2010), certaines cuves présentent un risque de rupture qui ne peut être exclu, du fait de défauts de fabrication auxquels se superposent, de façon croissante avec le temps, la fragilisation liée à l’irradiation neutronique. Pour tous les réacteurs, la qualité de la cuve au moment de la VD4 est inférieure à ce qu’elle était au moment du premier démarrage du réacteur, cela ne fait aucun doute aux yeux de l’expertise.

Chacun aura souligné le fait élémentaire : il n’existe aucune parade à ce vieillissement de la cuve ou des enceintes car ces éléments ne sont pas remplaçables. Tout juste devons nous en assurer le suivi pointilleux pour anticiper un arrêt du réacteur avant tout risque accidentel, faute de pouvoir annihiler la croissance d’une fissure en cours par exemple.

La position fragile-ductile de l’ASN

 

Pour contrôler ces demandes très techniques, maîtriser le vieillissement et l’obsolescence des matériels, l’exploitant doit déposer un dossier d’aptitude à la poursuite d’exploitation (DAPE) et des fiches d’analyse du vieillissement (FAV). Documents qui n’apportent pas totalement la garantie de l’exhaustivité de la maîtrise de ce vieillissement, trop partiellement pris en compte selon les inspecteurs et experts de l’IRSN. Les DAPE dédiés aux réacteurs affirment que le vieillissement est maîtrisé alors que certains points de traitement ne sont pas définitifs, des interrogations pas résolues au jour de l’inspection. En toute généralité, il est reproché par l’IRSN une formulation souvent ambiguë de la maîtrise du vieillissement de la part de l’exploitant.

Parallèlement, en décembre 2020 et dans ce même élan de rigueur, l’ASN avait annoncé vouloir imposer à EDF un niveau de sûreté très proche des réacteurs de troisième génération (type EPR) pour accepter une prolongation des vieux réacteurs de 900 MW au-delà de quarante ans de fonctionnement. Renforcement de la sûreté d’installations anciennes, atteinte des objectifs de bon niveau de conformité des installations à leur référentiel de sûreté (état des équipements, des ouvrages de génie civil, des dispositions organisationnelles…)… Les exigences semblent fortes et  intransigeantes.

En tant qu’exploitant, EDF doit se plier à mettre en œuvre ces programmes d’amélioration de la sûreté de ses réacteurs. Concernant les réacteurs de 900 MW, des modifications s’appliquent en général à tous ces réacteurs, de modèle similaire (partie générique du réexamen). Mais les particularités de chaque centrale sont à prendre en compte de manière rigoureuse, car installée dans un environnement différent (partie spécifique du réexamen périodique). La phase générique est la plus évidente (celle de la quatrième VD des réacteurs de 900 MW s’est achevée fin 2020). Le réexamen spécifique doit quant à lui se décliner sur chaque réacteur jusqu’en 2031.

Et, finalement, voilà une première entorse à la rigueur. Nous vous l’avons précisé plus haut, l’ASN exigeait avec évidence que les travaux et modifications nécessaires soient effectués au plus tard à l’échéance des quatrièmes visites décennales des réacteurs concernés. Mais l’ASN acceptait en mai 2021 un report de 5 ans ou 6 ans après leur quatrième visite décennale, pour un grand nombre d’améliorations prévues, à la demande de l’exploitant EDF qui soulignait ses difficultés particulières à cette résorption des écarts de sûreté. L’ASN explique ce report dans les termes suivants :

  cet échelonnement est lié à l’ampleur des travaux sur chaque réacteur, qui se dérouleront de surcroît simultanément sur plusieurs réacteurs de 900 MW. Il tient compte de la capacité du tissu industriel à les réaliser avec le niveau de qualité attendu, ainsi que de la nécessaire formation associée des opérateurs pour s’approprier ces évolutions. 

Si bien que le réacteur Bugey 2 sera finalisé selon les prescriptions en avril 2026, Bugey 3 en avril 2029, Bugey 4 pour décembre 2026, Bugey 5 pour juin 2027. Ces réacteurs ayant alors respectivement 48 ans, 51 ans, 47 ans et 48 ans. Des échéances plus proches de la cinquième visite décennale que de la quatrième… Reste maintenant à EDF à respecter ces nouvelles échéances aménagées avec beaucoup de compréhension par l’ASN.

La prolongation au-delà des 40 ans est donc gérée avec beaucoup de tolérance alors qu’elle s’avère toute exceptionnelle à cet âge des réacteurs. Elle nécessite en effet l’actualisation d’études de conception puisque rien de cette situation n’était prévu originellement. Réglementairement, l’allongement de la durée à 50 ans n’est pas acquis. Mais ces prolongations vont se retrouver considérées comme admises puisque dans la pratique les réacteurs seront autorisés à poursuivre leur fonctionnement et les travaux exigés au-delà de la VD4. Dans ces conditions, l’autorisation formelle de fonctionner jusqu’à 50 ans serait donnée à 45 ans ou même plus.

Aussi, EDF considère unilatéralement les cuves des réacteurs ne présentant pas de défaut en capacité de fonctionner pendant les 10 années supplémentaires aux quarante ans. Et la perspective de la poursuite du fonctionnement des vieux réacteurs de paraître sur la bonne voie, l’ASN considérant ‘ que l’ensemble des dispositions prévues par EDF et celles qu’elle prescrit’ sont satisfaisantes.

Encore une fois, il faut préciser et l’ASN ne l’ignore pas, que cet état de fait imposé par l’exploitant repose sur une adaptation des calculs qui définissent les facteurs de marge de sûreté et non de données factuelles probantes. Toujours ces modèles mathématiques et autres simulations qu’il faudrait savoir critiquer. D’autant qu’historiquement, les scandales rappellent que certains défauts affectant les cuves n’ont été repérés qu’à l’occasion de contrôles ciblés, révélés que par des documents falsifiés recueillis chez les fabricants…

Dernièrement, la pression se fait encore plus forte sur l’ASN de la part de l’exploitant, entendu que les réacteurs seraient adaptés aux yeux d’EDF pour une telle durée de fonctionnement, que le consensus scientifique serait indiscutable à une poursuite. Toujours pas instruit, ce dossier fait carburer l’ASN qui aimerait se référer à son homologue américain, ce dernier ayant autorisé certaines INB à fissionner jusqu’à 80 ans.

De son nouveau centre de pilotage, le Conseil de politique nucléaire, Macron donne le ton et appuie la tendance : faire mener dans les meilleurs délais les études permettant de préparer la prolongation de la durée de vie des centrales existantes à soixante ans et au-delà. Dans des conditions strictes de sûreté garanties par l’Autorité de sûreté nucléaire, cela va sans dire. Pour le gouvernement, compte tenu de la politique énergétique à relancer et que la plupart des réacteurs français auront atteint les quarante ans en 2025, il y a urgence. Ce que le tempo des débats publiques et parlementaires ne semblent pas respecter…

Officiellement, l’ASN n’envisageait pas de rendre un avis sur la prolongation du parc nucléaire jusqu’à soixante ans et au-delà avant 2026. C’était sans compter la nouvelle arme d’accélération massive sortie à l’issue dudit conseil : l’intention de transférer les compétences de l’IRSN vers d’autres institutions concernées par ces mêmes sujets, grosso modo de fusionner ASN, IRSN, Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) et le Délégué à la sûreté nucléaire et à la radioprotection pour les activités et installations intéressant la Défense (DSND), dans un objectif de ‘synergies’ et d’optimisation.

 

Avec ce projet serait ‘confortée l’indépendance’ de l’ASN. Cela n’est pas du goût des agents de l’IRSN. Et c’est omettre deux points qu’il conviendra d’éclairer dans les mois à venir.

D’abord, l’ASN semble tentée de s’inspirer tout récemment des méthodes du régulateur nucléaire américain (NRC), qui a déjà donné des autorisations d’exploitation allant jusqu’à quatre-vingts ans.

  Les Américains utilisent des approches probabilistes alors que nous avons des approches déterministes de justification de la sûreté. Les Américains acceptent des scénarios de défaut à probabilité très faible. Ce n’est pas notre cas , rappelait récemment encore le président de l’ASN.

L’ancienne position de l’ASN semblait intransigeante et immuable : toujours considérer que les méthodes probabilistes ne constituent que des outils complémentaires pour l’appréciation des marges et des paramètres importants, la démarche déterministe devant rester la référence. Désormais, l’ASN envisage clairement d’ouvrir la porte à une approche probabiliste de sûreté, sans doute plus à même de justifier plus facilement et rapidement la prolongation à soixante ans et au-delà, là où l’IRSN a toujours défendu l’approche déterministe, plus exigeante. Et l’IRSN de payer sa rigueur devenue obstacle au projet d’accélération nucléaire que Macron veut impulser.

Le deuxième résiderait dans l’indépendance trop forte de cet IRSN. Les exploitants et industriels pourraient ne plus supporter l’intransigeance de cet organisme qui reconnaissait par exemple dernièrement une anomalie de conception sur le fond de la cuve de l’EPR, défaut que les études menées par Creusot n’auront pas fait modifier, faute de temps et d’impact financier sur le projet.

(source : communication intersyndicale)

Yves Marignac, expert nucléaire, confirme les deux visions opposées des deux organismes :

  L’ASN me semble en pratique beaucoup plus alignée sur la stratégie des exploitants. Je résumerais l’état d’esprit respectif des deux entités, ou leur vision de leur mission, ainsi : faire en sorte que la stratégie des exploitants se déploie dans des conditions satisfaisantes de sûreté pour l’ASN, veiller à ce que la sûreté soit assurée quelle que soit la stratégie des exploitants pour l’IRSN. 

Si bien que la séparation entre l’expertise et la prise de décision, entre l’avis technique et l’arbitrage politique se justifiait dans la volonté que l’une n’influence l’autre, selon l’analyse qu’en tirait déjà en 1998 le député Le Déaut. La sûreté deviendrait-elle une variable d’ajustement cependant que le vieillissement des réacteurs fait peser un risque accru d’incidents sévères voire de catastrophe ?

  La question n’est ni celle de la compétence ni celle de l’indépendance mais celle du jeu d’acteurs entre l’exploitant, l’expert technique et l’autorité. Ce jeu à trois est une forte spécificité historique française, constitutive du régime national de gouvernance de la sûreté. Il semble parfois gêner l’ASN, qui se sentirait plus à l’aise dans un face-à-face avec l’exploitant, mais il est intrinsèquement vertueux. Par exemple, il est probable que l’idée du noyau dur post-Fukushima, développée de façon indépendante par l’IRSN, n’aurait pas émergé dans un cadre intégré comme le propose le gouvernement ; ça n’a d’ailleurs émergé sous cette forme ni aux USA, dont la NRC [équivalent de l’ASN, ndlr] intégrée sert visiblement de modèle à la réforme proposée, ni ailleurs. Dans un autre registre, alors que l’ASN semblait prête accepter le maintien des soudures du circuit secondaire de l’EPR, en particulier les huit inter-enceintes en l’état, c’est l’analyse de l’IRSN qui a mis en évidence les doutes qui ont conduit, après une réunion du Groupe permanent d’expert, à la décision de les remplacer. On peut aussi souligner que [le président de l’ASN] Doroszczuk a ouvert la porte au probabiliste à une démarche probabiliste de justification de la sûreté de l’extension de la durée de vie des réacteurs à soixante ans ou au-delà. On voit ici l’enjeu possible de la réforme proposée, lorsqu’on sait que cette approche est privilégiée aux États-Unis, où une telle extension a été autorisée, alors que l’IRSN est pour sa part profondément attaché à la démarche déterministe, intrinsèquement plus exigeante. Il existe en fait déjà un domaine où les fonctions d’expertise et de contrôle sont intégrées : sur la réglementation des [équipements sous pression nucléaires], ce n’est pas l’IRSN l’appui technique de l’ASN comme il l’est sur la réglementation des installations nucléaires de base [tels les réacteurs civils], c’est la direction des équipements sous pression interne à l’ASN. Or c’est dans ce domaine qu’on a connu les dernières années le plus de problèmes avec Creusot-Forge, la cuve de l’EPR, le générateur de vapeur frauduleux de Fessenheim, les soudures du secondaire ou les piquages du primaire à Flamanville, et même plus récemment la corrosion sous contrainte. L’arbitrage entre sécurité électrique et sûreté nucléaire qui en résultera ne sera jamais assumé comme tel, sauf à arriver vraiment à un point de rupture. Et comme le problème de sécurité électrique se voit, c’est mécaniquement la sûreté qui sera la variable d’ajustement

Si Iter bat de l’aile et voit son programme largement retardé, le gouvernement compte bien réussir à venir à bout de sa fusion dans les meilleurs délais. Plus généralement, entre la volonté politique et le principe de la réalité technique, quelle voie sera prépondérante ?

Vers l’inconnu et au-delà

 

L‘ASN ‘ne [dit] pas que c’est impossible de dépasser la durée de 40 ans, [mais] simplement que ce n’est pas prouvé’. Certains pays ont devancé toute démonstration. Aux Etats-Unis, les installations prolongent la licence typique de 40 ans pour 20 ans supplémentaires, pour certaines même par deux fois, doublant ainsi leur espérance de vie. Et si les extensions de durée de fonctionnement nécessitent généralement des plans d’inspection et de maintenance détaillés, il n’existe aucun consensus ni aucun organisme international les réglementant. La surveillance des conséquences industrielles et de la sûreté de ces décisions politiques est laissée à chaque pays.

Les risques les plus importants sont de l’ordre du possible mais rien n’assure donc des suivis méticuleux indispensables. Le béton et l’acier fragilisés dans les installations vieillissantes peuvent accroître la menace d’accidents sans entretiens et réparations correctement effectués. Le fait que les réacteurs n’aient jamais fonctionné aussi longtemps place l’industrie et les populations en territoire inconnu. Face à l’impact potentiel d’un accident nucléaire, pouvons-nous prendre ce risque supplémentaire ? Est-ce souhaitable ? Et c’est sans doute également sur la base des données abordées ci-dessus que le débat public aurait pu se tenir, dû se poursuivre.

Adapter et réparer les réacteurs obligent à des grands aménagements, à un entretien coûteux pour maintenir des conditions de sûreté élevées. À mesure que les usines vieillissent, les exploitants doivent s’attendre à des réparations plus fréquentes et plus coûteuses, sans jamais obérer du risque croissant. Des problèmes inattendus peuvent survenir sur de tels systèmes complexes, engendrant plus de temps d’arrêt de tranche. Mais la rentabilité, stratégique pour EDF compte tenu de son endettement colossal, pousse à amortir autant que possible les 56 réacteurs existants, dont la moyenne d’âge est de 37 ans. EDF ne craint plus d’avancer que la réflexion sur une éventuelle prolongation de réacteurs nucléaires français jusqu’à 80 ans n’est pas un tabou. Mais en France, contrairement aux Etats-Unis où les réacteurs sont en service en moyenne plus de 90 % du temps, l’impact des modulations de puissance et des arrêts pourraient rendre moins rentable l’opération. Sauf si cela se faisait aux dépens de la sûreté et de la sécurité.

Le risque, avec la manière dont la filière mésestime les anticipations, est bien pendant à la politique du fait accompli. En 2016, EDF devait transmettre un dossier sur le fonctionnement des cuves de 900 MW jusqu’à 60 ans. Seul un dossier considérant une durée de fonctionnement jusqu’à 50 ans avait été fourni. L’ASN ne cesse de reprocher à l’exploitant son manque d’anticipation (piscines de refroidissement bientôt saturées à La Hague, etc.).

Un accident nucléaire est possible en France. Cela n’est pas plus un tabou de le dire. La question politique qui s’imposera aux arguments techniques est celle de l’acceptation de ce risque sans cesse croissant à mesure que les réacteurs vieilliront, même à supposer que les mesures de sûreté soient les meilleures.