Ca bouillonne en lui

 

Si Bernard Laponche est une personne qui vous est inconnue, sachez que cet homme est une sommité dans le Nucléaire. Aux côtés de Mycle Schneider, d’Yves Marignac, de feu Benjamin Dessus…

A ce titre, quand une éminence a travaillé 60 ans sur le nucléaire en France, il nous semble légitime de prendre au moins 60 minutes pour l’écouter!…

C’est un peu péremptoire penserez-vous, mais sa carrière parle pour lui : il aura cumulé trois vies en ce domaine si controversé. D’abord en tant que physicien nucléaire, docteur en économie de l’énergie, il aura participé à l’élaboration des premières centrales nucléaires françaises au sein du Commissariat à l’énergie atomique (CEA), pendant la période foisonnante du programme (de 1961 à 1973). Ensuite, il aura embrassé une carrière plus politique comme responsable syndical à la CFDT dans les années 1970, directeur général de l’Agence française pour la maîtrise de l’énergie (AFME, de 1982 à 1987, devenue Ademe aujourd’hui) mais surtout comme conseiller technique de Dominique Voynet, ministre de l’Environnement de la gauche plurielle de Jospin, dont il conserve une expérience dense et positive. Il a fondé en 1988 avec Florence Rosenstiehl le bureau d’études ICE (International Conseil Energie) qui a travaillé sur les politiques de maîtrise de l’énergie un peu partout dans le monde, puis a rejoint l’association Global Chance (fondée en 1992 par Benjamin Dessus et Martine Barrère, entre autres) et continue aujourd’hui de travailler dans ce cadre d’expertise scientifique indépendante et associative, sur les questions nucléaires, position plus militante.

Ces soixante années résumées en quelques lignes ne rendent sans doute pas suffisamment hommage au sacerdoce qu’il a endossé. Fort heureusement, la maitrise du dossier et les arguments déployés au cours de l’entretien que Bernard Laponche nous aura accordé finiront de vous convaincre que le Nucléaire ne peut être un sujet réduit à des considérations climatiques ou de coûts concurrentiels (sujet à critique d’ailleurs).

Oui, le Nucléaire est bien d’autres choses. Que ce site tente justement de rassembler pour vous en éclairer le plus fidèlement possible.

Faibles émetteurs de gaz à effets de serre, Bernard Laponche rappelle que les 56 réacteurs civils (pour ne compter qu’eux) sont vieillissants et que les contraintes thermique, de pression, neutronique en accélèrent la détérioration, la corrosion. La prolongation de leur fonctionnement n’en est pas moins envisagée au-delà de leurs quarante années projetées, demandant certainement des travaux colossaux (rappelons qu’à l’aube du programme
électronucléaire français, s’il était projeté que les centrales fonctionnent 30 ans, la filière PWR était conçue comme une solution transitoire ; il s’agissait d’anticiper le pic uranique avec la surrégénération et la fusion, filières en mal devenir). Suite aux scandales des malfaçons et des soudures de mauvaise qualité de certaines tuyauteries du circuit primaire, rien ne semble rassurer sur la pérennité efficiente des centrales, EPR compris.

D’autant qu’actuellement, déjà, sur la période 2010-2020, les incidents de « niveau 2 » semblent avoir augmenté, d’après les calculs qu’il a réeffectués. Oui, Bernard Laponche aura levé un sacré couvercle de cuve : l’ASN comptabilise les ‘défaillances importantes des dispositifs’ (le niveau 2 est le dernier palier avant l’incident grave sur l’échelle INES) comme un seul événement même quand elles concernent plusieurs sites. Et cela en s’affranchissant d’ailleurs en passant des recommandations de l’AIEA. Si bien que sur la période réévaluée, le nombre d’incidents de niveau 2 n’est pas de 17 mais s’élève à 98 ! L’analyse n’en est plus du tout la même quant à la pérennité desdites centrales âgées de presque quarante annuités.

A côté de ce constat de vieillissement menaçant, d’autres éléments peuvent être relevés. Les risques ne sont ainsi sans doute pas assez mesurés, au premier rang desquels le risque sismique sous-estimé du fait des standards français moins appropriés que ceux de l’AIEA (l’agence internationale de l’énergie atomique), des tremblements de terre d’intensité 8 ne pouvant être considérés comme des événements rares.

Le fonctionnement optimal des réacteursaux rejets attendus minimisés, engendrent une nouvelle problématique : la gestion des déchets n’en resterait pas moins une problématique d’importance : l’entreposage des combustibles usés dans les piscines de stockage attenantes aux bâtiments réacteurs ou celles de La Hague ne répond pas aux mesures requises de sécurité puisqu’un attentat engendrerait un risque environ cinquante fois supérieur à celui de Tchernobyl. Quant au laboratoire souterrain de Bure, il concentre les critiques de fond. De profond.

Bernard Laponche revient sur les solutions de stockage à sec ou subsurface qu’il prône et les critiques émises actuellement sur la tenue dans le temps de l’acier inoxydable et du béton (Orano US, concepteur de tels conteneurs aux Etats-Unis, projette trois cents ans de robustesse, ce qui semble bien utopique au regard des 40 à 60 ans avancés par ses concurrents directs).

Se félicitant de l’abandon du projet des surgénérateurs (réacteur de 4è génération), Bernard Laponche craint qu’un accident ne survienne de manière irrémédiable. Et conspue la vision dogmatique voire l’irresponsabilité du président Macron qui avançait tout dernièrement chez nos confrères de Brut : « Notre avenir énergétique et écologique passe par le nucléaire, […] je n’ai jamais été un partisan du tout nucléaire mais l’atome doit être un pilier dans les années à venir. […] C’est l’énergie non intermittente qui émet le moins de CO2 ».

Vous vous dîtes que tout cela est forcément exagéré ? Bernard Doroszczuk le confirme pourtant également. Encore un Bernard ? Oui, ci-devant président de l’Autorité de Sûreté Nucléaire (ASN). Qui stipule lors de des vœux adressés à la presse quelques menus ‘détails’.

  [L’ASN pointe] un manque de rigueur dans l’exploitation et la maintenance du parc nucléaire, [comme dans le cas] des procédés industriels qui exigent une qualification préalable, [parfois] usurpée. [Rappelle] que le dossier de reprise des soudures de traversées d’enceinte du réacteur EPR de Flamanville était en cours d’instruction, [qu’une] cinquantaine de soudures sont à reprendre, dont sept seulement ont été réparées, [rendant] le calendrier critique avant la mise en service prévue en 2022. [Souligne] une régression dans la prise en compte de la radioprotection des travailleurs, déjà observée en 2019 mais qui s’est accentuée en 2020, et la persistance d’écarts affectant des matériels qui auraient remis en cause leur capacité à remplir leur fonction en cas d’accident.

De quoi confirmer les inquiétudes appuyées de Bernard Laponche. Pour ce dernier, il faut clairement envisager une sortie du nucléaire, en anticipant l’arrêt des réacteurs les plus mal en point, de façon échelonnée. Ce que EDF tout dernièrement semble prêt à envisager plus officiellement, TaGaDa compris. Mais selon un calendrier étalé jusqu’en 2035, soit au-delà des quarante annuités butoirs et avant-même que les visites décennales soient menées à leur terme…

Plan de la séquence

1:10 Qu’est-ce donc que le CEA, cet Etat dans l’Etat ?

6:45 Quelles étaient les premières critiques sur le nucléaire ?

14:44 Comment convaincre depuis le ministère de l’environnement ?

24:35 La position critique extérieure est-elle encore efficace ?

27:20 Quel intérêt climatique du nucléaire ?

38:51 Y a-t-il des faiblesses génériques des réacteurs ?

43:25 Les incidents sont-ils plus nombreux ?

47:18 Y a-t-il un risque supplémentaire induit par les sous-traitances ?

53:22 Une fermeture de réacteur peut-elle s’imposer ?

59:00 Quel devenir des déchets ? Quelle solution privilégiée ?

1:11:46 Que peut-on craindre en France ?

1:16:26 Le nucléaire doit-il au contraire être mieux soutenu ?