Le beau WNISR nouveau est arrivé 

Le nucléaire a comme un avant-goût qui se banane. C’est la dernière édition du rapport WNISR qui confirme cette tendance. Vous qui vous intéressez aux tendances et évolutions énergétiques dans le monde et à une bonne compréhension des arguments dans la balance du débat primordial dont les conclusions permettraient de participer à la lutte contre le dérèglement climatique, la lecture de ce rapport est indispensable. Ou ce (trop) bref résumé, à défaut.

 

(source : World Nuclear Industry Status Report)

En septembre 2020, pas loin de 400 pages sont venues ornées la pile de nos pléthoriques documentations. Une de plus ? Pas seulement. Vous le savez, le rapport WNISR a une substance particulière : il rassemble toutes les données mondiales de l’industrie nucléaire internationale. S’il reste une référence pour tout professionnel du secteur, tout décideur étatique et toute autorité indépendante mondiale, il va de soi que sa lecture nous est aussi d’intérêt dans le cadre de cette enquête au long cours.
Laissons de côté les détails qui vont déjà été narrés, retenez que cette somme est publiée annuellement par une simple équipe de sept experts. Sacerdotal.

Quelles nouvelles du monde nucléaire ? 

 

Un premier réacteur au Moyen-Orient. La construction de nouveaux se voient sans cesse retardée. Un nombre de réacteurs en service en chute de neuf unités et le part de production mondiale d’électricité en recul de plus de 7 points de pourcentage (établie à 10,3 %). La tendance est telle que Westinghouse, constructeur historique, n’aura pas survécu.

Le Japon, troisième producteur mondial d’électricité nucléaire après les États-Unis et la France, aura eu un impact net sur ces chiffres. Sur les 54 réacteurs qu’il comptait et qui ont été mis à l’arrêt dès 2011, quatre sont en fonctionnement sur les neuf autorisés à reprendre du service depuis 2015 ; parmi les autres, 21 ont été arrêtés définitivement, la plupart des restants étant toujours en arrêt longue durée pour travaux, anomalies, expertises ou poursuites judiciaires.
Le secteur est largement soutenu par la Chine (la CNNC China National Nuclear Corporation et la CGN China General Nuclear). Mais surtout par la politique russe de Rosatom agressive à l’exportation (en Turquie, Egypte, Iran, au Moyen-Orient) moyennant des aides financières, et en cherchant dans le même temps à maintenir ses liens nucléaires de longue date avec les pays de l’UE (l’UE compte 18 réacteurs nucléaires de conception soviétique ou russe en cours d’exploitation). Des paramètres géopolitiques de première importance.
Le rapport souligne la part croissante et soutenue des énergies renouvelables (184 GW de mieux) pendant que le nucléaire n’augmentait que de 2,4 GW. Si bien que, comme l’explique Mycle Schneider dans notre entretien, les ressources renouvelables (hors hydroélectricité tels les barrages) ont produit plus d’électricité que les centrales nucléaires en 2019. Une première historique. Le futur pérenne de l’énergie renouvelable se joue, selon Mycle Schneider toujours, sur les capacités de stockage de cette électricité. De son côté, le secteur nucléaire tente de survivre par l’innovation, via les SMR et les surgénérateurs de plutonium refroidis au sodium, car dans le même temps, le secteur peine encore à faire émerger la flotte de ses EPR en France, en Finlande et en Grande-Bretagne (la Chine est la seule à voir des unités EPR en fonctionnement).

Et la crise sanitaire n’a rien arrangé à son affaire, engendrant un stress supplémentaire dans la gestion de la maintenance. L’avenir du secteur nucléaire semble entièrement dépendre de la prolongation de la durée de vie des centrales existantes plus que de la construction, longue et coûteuse, de nouveaux réacteurs. In fine, la gestion des démantèlements s’avérera primordiale : 189 réacteurs sont actuellement fermés dans le monde et le nombre ne fera qu’augmenter considérablement au cours de la prochaine décennie (203 réacteurs fermeraient d’ici 2031, dans l’hypothèse d’une durée de fonctionnement de 40 ans).

Revue des points saillants

 

France
La France souhaite réduire la part de l’atome de plus de 70 à 50 % d’ici 2035, en fermant quatorze unités, à la faveur des énergies renouvelables. Le timing a été remis en cause par RTE :

  l’activation de cette option [de fermeture] est conditionnée à certains critères, qui portent notamment sur la sécurité d’approvisionnement en France et en Europe et sur l’intérêt économique. […] RTE estime que les conditions précitées pourront très difficilement être remplies.

Cela est directement lié à une situation qui empire. Le rapport met en effet en exergue le nombre de jours d’indisponibilité de ses 58 réacteurs (centrale de Fessenheim comprise, avant sa fermeture intervenue en 2020) : 96,2 en moyenne, soit plus de trois mois de fermeture chaque année pour chacun des réacteurs, diminuant d’autant les performances du parc (ce que l’on nomme le facteur de charge) à moins de 70%. Et la capacité du secteur nucléaire à assurer une production d’électricité suffisante pourrait s’aggraver encore : d’ici à 2025, pas moins de 21 réacteurs vont devoir passer leur visite décennale, engendrant des arrêts de tranche. A cela se conjuguent des durées prolongées d’indisponibilité dans le cadre de certaines opérations de maintenance (le réacteur Bugey 2 a été stoppé plus d’un an, les deux réacteurs de Flammanville itou, etc.). La multiplication de ces arrêts programmés ou fortuits impacte directement la production électrique, conduisant à une tension sur le réseau en cas de forte demande, par exemple lors des épisodes hivernaux, sans guère de marge. D’où la prudence faussement spontanée de RTE, qui ne compte pas encore pleinement sur le démarrage de l’EPR pour pallier, à raison

  Dans un scénario cumulant retards et moindre disponibilité du parc nucléaire, la France atteindrait le critère réglementaire [le minimum de production demandé], mais sans marge [et] le cumul de configurations défavorables ne peut être exclu, [conduisant] à un déficit de capacité de production à cet horizon [2025].

Apparemment, le maintien d’un nucléaire de moins en moins fiable sur notre territoire (centrales vieillissantes de façon prématurée, retard des travaux de grand carénage…) exposerait d’autant plus sûrement à des risques de plus en plus grands de sous-production, voire à des coûts croissants.

Finlande
A l’inverse de la France, la Finlande veut clairement augmenter la part du nucléaire dans sa production d’énergie électrique à 50% (pour 35% actuellement), avec l’appui des écologistes, l’objectif premier étant de limiter directement les émissions de CO2. L’intérêt se porte avec insistance sur les petits réacteurs modulaires (SMR), afin de remplacer le fuel ou le charbon comme mode de chauffage urbain, voire pour subvenir aux besoins de l’industrie papetière, très énergétivore. Les SMR sont préférés à la construction de nouvelles centrales nucléaires puissantes comme l’EPR d’Olkiluoto (OL3), chantier toujours aussi controversé et coûteux.

Moyen-Orient
Vraie nouveauté dans le paysage nucléaire : la première centrale nucléaire du monde arabe vient d’entrer en service. Elle est une exception dans la région qui est logiquement plus destinée à favoriser l’énergie solaire.

(centrale de Barakah aux Emirats Arabes Unis, source : Novethic)

Comme souvent, la construction a accusé un retard de quatre ans et coûté au moins 7  milliards de dollars. Pas échaudés, trois autres sont néanmoins en construction. La centrale a été construite par le sud-coréen Korea Electric Power Corporation (KEPCO), qui avait remporté le contrat en 2009, au détriement des offres françaises. Il faut espérer qu’aucune falsification de certificats de sécurité ne sera à déplorer, la Corée du Sud en étant coutumière.

Suède
La Suède a commencé son processus de fermeture nucléaire à la fin de 2019 et a procédé à une fermeture supplémentaire en 2020. Les deux réacteurs nucléaires de la centrale de Ringhals (sur les quatre qu’elle compte), entrés en service en 1976, étaient jugés trop coûteux, leur rentabilité étant remise en cause. Il reste désormais six réacteurs nucléaires en activité répartis sur trois sites, dont les licences d’exploitation courent jusqu’à la décennie 2040. Gelé dans un premier temps en 2014, le programme nucléaire devait se clore pour fin 2045. Finalement révisée, la politique nucléaire suéduoise n’aura toutefois engendré aucun nouveau chantier.

Inde
Forte de vingt réacteurs répartis dans sept centrales, leur faible capacité ne permettent de produire que 3% de l’électricité du pays. Si 21 réacteurs devaient être construits d’ici à 2030, Fukushima aura rebattu les cartes : le gouvernement a décidé d’investir massivement dans les renouvelables. De son côté, le projet de six EPR à Jaipur, porté par EDF, n’avance pas.

Pologne et Tchéquie
Ce sont les alliés de la France pour appuyer à la labellisation verte européenne du nucléaire.
La Pologne confirme sa volonté de développer de 6 GW à 9 GW d’énergie nucléaire pour se rendre moins dépendante du charbon et du gaz importé. Sa première centrale nucléaire pourrait être mise en service en 2033, et cinq sont programmées d’ici 2043. Voilà qui est bien lointain en matière de programmation, cependant que les plannings de constructions nucléaires ne sont jamais faciles à tenir, les exemples ne manquant pas.
Début 2020, la République tchèque annoncait sa volonté de se doter de deux réacteurs de 1 200 MW (mise en service prévue entre 2029 et 2036). L’appel d’offres intéresse au plus haut point EDF. Les services de renseignement tchèques ayant averti que l’inclusion de fournisseurs russe et chinois pourrait poser un risque pour la sécurité de l’État, la conjoncture pourrait être favorable à notre fournisseur national.

Belgique
La Belgique avait confirmé en mars 2018 son objectif de fermeture des sept réacteurs présents sur son territoire d’ici 2025. Mais cette sortie du nucléaire aura été si mal préparée que la Belgique a demandé à Engie (exploitant français des centrales nucléaires belges) de préparer le prolongement de la durée de vie de deux réacteurs fournissant près de 50 % de sa production d’électricité en ce sens. Devant le coût que cela impliquait, Engie aura préféré annoncé fin février 2021 qu’il stoppait ces travaux, actant l’arrêt du nucléaire en Belgique.

Allemagne
L’Allemagne est l’autre des pays qui a choisi radicalement de sortir du nucléaire après l’accident de Fukushima. Onze unités ont déjà été fermées depuis 2011, les six autres derniers réacteurs le seraient d’ici 2022, respectant son agenda originel. Les indemnités versées aux quatre opérateurs s’éleveront à 2,5 milliards d’euros.

Etats-Unis
Les États-Unis, premier parc mondial, évite les déclassements et promeut des liences d’exploitation pour 60 ans, prolongée pour certaines à 80 ans, fondant l’espoir de ce côté-ci de l’Atlantique de pareilles durées révisées. Le parc est donc vieillissant (âge moyen de 40 ans). Seuls deux réacteurs ont été fermés en 2019. Les nouvelles constructions sont en nombre très limité (deux) et un SMR doit être mis en service en 2029, future vitrine à l’export de cette innovation commerciale que le secteur attend avec ardeur.
Là-bas aussi, les coûts de chantiers de construction actifs ne cessent d’exploser (l’un est passé de 6,1 milliards de dollars en 2009 à 28 milliards en 2018) et les dates de démarrage d’être retardées. Là-bas également, la concurence du secteur des énergies renouvelables est prometteuse, les prix de revient chutant inexorablement.

Bangladesh
Pays abonné aux inondations, un site d’énergie nucléaire y est particulièrement exposé, celui du chantier de construction des deux réacteurs nucléaires de la centrale nucléaire de Rooppur. Débuté en 2017, ce site a bénéficié de l’aide financière de la Russie (l’accord incluant une coopération nucléaire entre les deux pays), son achèvement étant prévu en 2024. La situation de la future centrale, reposant en-dessous du delta du Gange, sera à surveillée.

Chine
C’est le pays qui se nucléarise à vue d’oeil et qui pourrait détrôner la France en terme de capacité énergétique (51 GW installés contre 61 GW français). À mi-2020, la Chine comptait 47 réacteurs en fonctionnement et 15 en construction. Le parc est très jeune (moyenne de 8,2 ans). Mais dans le mix énergétique, l’électricité nucléaire ne représente que près de 5% et les projets se font moins nombreux. La Chine parie également sur la technologie SMR (les fameux mini-réacteurs modulaires), deux étant en construction.

En vrac
Après Tchernobyl, le Belarus va lancer la construction de la centrale d’Astravets avec le concours de Rosatom. En Suisse, pour faire suite à la décision de mai 2011 d’une sortie progressive de l’énergie nucléaire programmée pour 2034 (actant dans le même temps la non prolongation de la durée de vie des installations nucléaires existantes), un premier des cinq réacteurs suisses a été arrêté en décembre 2019. En Turquie, tel l’Arlésienne, le réacteur programmé depuis 1970 n’est toujours pas en service ; il est cette fois envisagé pour 2023, mais des risques sismiques menaceront. Enfin, la Roumanie s’est désengagée d’avec le chinois China General Nuclear Power Corporation (CGN) et se tourne vers les États-Unis pour un projet toujours pas abouti.

(outil de visualisation)

Mise à jour (avril 2021 ) : un nouvel outil interactif a été mis à disposition de tous pour visualiser efficacement soixante-dix années d’histoire des constructions de réacteurs nucléaires civils à travers le monde, soit de 1951 à nos jours.

Ouverture à moyen-terme

 

Pour prétendre conserver son taux de production électrique, la durée de vie des centrales doit être prolongée. Ou de multiples chantiers doivent débuter rapidement.

  Pour maintenir le nucléaire mondial à son niveau d’importance actuel, il faudrait multiplier par deux ou trois le rythme des constructions de la décennie écoulée au cours des dix ans à venir. Illusoire, faute de compétitivité. Tous les indicateurs montrent que cette technologie est une espèce en voie de disparition. Ce n’est pas une opinion, ce sont des chiffres , dixit Mycle Schneider

Malgré ses avantages économiques (à réviser) et climatiques (pour ce qui concerne les seules émissions de CO2), il existe une opposition forte à l’énergie nucléaire : les questions de sûreté et de gestion des déchets radioactifs restent prégnantes. Cela implique une surveillance cruciale, permanente et indépendante, de toute cette activité à haut risque, pour des raisons techniques et en raison des possibilités d’erreurs humaines. Oui, vieillissement des installations, irrégularités de confection, falsifications de la documentation à la fabrication… rien ne permet de faire confiance aveugle aux constructeurs, exploitants et autorités de sûreté.
C’est un fait avéré en cette année particulière (mais c’est un aléa parmi d’autres), restrictions sanitaires et réductions des inspections (les régulateurs ont privilégié le télétravail et cessé les visites physiques sauf en cas d’urgence ou d’incidents liés à la sécurité ou la sûreté) auront conduit à une augmentation de la probabilité de défaillances majeures. Faut-il craindre que cela ne se renouvelle ? Que nous jouions de malchance à un moment donné ?

Parmi les scandales qui auront émaillé l’histoire nucléaire et les critiques qui se font jour, l’une récemment médiatisée pourrait compromettre la sécurité de certaines centrales nucléaires. Des expériences menées dans des installations de recherche sur le combustible nucléaire auront en effet été falsifiées, expériences pourtant primordiales pour simuler le comportement de divers combustibles dans différentes circonstances, permettant ainsi aux entreprises électronucléaires une meilleure connaissance des risques et la mise en place de sécurité accrue. Décidément…

Enfin, parallèlement, il est permis de se demander si de nouveaux Tchernobyl se trouvent aux portes de l’Europe. Le vieillissement prématuré, les prolongations pour raisons économiques, etc. ne peuvent-elles précipiter un accident majeur, ne serait-ce que probabilistiquement ? En tout cas, les incidents de la centrale en Biélorussie, les fissures sur la centrale en Turquie et en Ouzbékistan, sans parler de la centrale arménienne de Metsamor et des problèmes franco-français internes et externes déjà étayés sur le site… ne peuvent satisfaire à l’assurance attendue d’une telle technologie ‘de pointe’.

 

Mise à jour (septembre 2021) : la dernière édition du World Nuclear Industry Status Report indique que la production mondiale d’électricité d’origine nucléaire a diminué de 4% en 2020 (celle produite par des énergies renouvelables augmentait dans le même temps de 13%). 416 réacteurs nucléaires sont exploités par 33 pays. Nous y apprenons également que les coûts de production d’électricité à partir du solaire et de l’éolien continuent de baisser tandis que les coûts de construction des réacteurs augmentent inlassablement. En France, la production nucléaire n’a jamais été à ce bas niveau depuis 27 ans.