Signé Furax
Une action d’envergure et exceptionnelle a été menée par le milieu scientifique dès la naissance du programme nucléaire en France. Sans doute la première du genre. Opposition loin d’être anodine que celle portée par ces insiders. Naitra de ce mouvement une critique scientifisée, une contre-expertise compétente.
Donc originellement, 400 physiciens s’opposent au programme électronucléaire dans un appel en février 1975 lancé depuis le Collège de France. Un appel suivi d’une pétition de masse, soit 400 scientifiques (250 physiciens nucléaires) rejoints par 3600 de leurs collègues en trois mois seulement. Leur pétition s’oppose au programme nucléaire, affirmant que la probabilité d’un accident nucléaire n’est pas nulle, que les fuites radioactives dans les centrales sont possibles, que le problème des déchets manque de solutions viables. Tout le contraire des affirmations officielles avancées à l’époque. Comme de bons augures ?
« Systématiquement on minimise les risques, on cache les conséquences possibles, on rassure. Pourtant les divergences entre les études, les incertitudes des rapports officiels montrent bien que les risques existent », d’après un extrait de l’appel des scientifiques
Ces scientifiques n’en restent pas là. Forts et pléthoriques, le Groupement des Scientifiques pour l’Information sur l’Énergie Nucléaire (GSIEN) est créé dans la foulée par soixante-dix d’entre eux, sous l’impulsion remarquée de Monique et Raymond Sené. Cela essaime en cette période : l’Institut économique et juridique de l’énergie de Grenoble s’insurge également et produit les premiers plans alternatifs pour les dix à quinze ans à venir (économies d’énergie, diversification des sources énergétiques…). Les consensus scientifique et institutionnel sur le nucléaire vacille.
Le GSIEN rassemble une population hétéroclite de physiciens nucléaires des particules et des hautes énergies (physique nucléaire, physique corpusculaire, physique des hautes énergies, spectrométrie nucléaire, spectrométrie de masse, physique subatomique…), issus de l’Ecole polytechnique, de l’Institut de physique nucléaire d’Orsay, de l’INSERM ou du Collège de France, également des ingénieurs, des techniciens au CEA et au CNRS…
Leur rôle auto-attribué : alerter sur les risques. Par exemple, affirmer que les études en métallurgie sont insuffisantes et pourtant essentielles pour le suivi d’un réacteur ; avertir des conséquences, tels les bouleversements qu’engendrerait un grave accident nucléaire en France, d’un point de vue sanitaire, économique, agricole, alimentaire.
La période est à l’effervescence, pas seulement dans les centrales à eau bouillante. D’autres scientifiques proches de la CFDT d’alors, font également partie de la coordination de plusieurs mouvements écologistes, politiques et syndicaux.
Pourquoi nommer la CFDT ? Car à cette époque, elle joue un rôle clé au sein de l’association. Ce syndicat porte un critique technocratique nouvelle. Aussi car les salariés syndiqués participent à rendre disponibles de nombreuses données et informations d’importance sur le programme nucléaire français en cours. Des fuites internes quoi, pas seulement au niveau des valves des pressuriseurs. Par la suite, Mitterrand arrivé au pouvoir, certains participeront à la création de l’AFME (Agence Française pour la Maîtrise l’Energie, future ADEME) et comme Bernard Laponche agiront au sein d’un gouvernement. Non sans reproche de certains de cette critique intégrée pour mieux la taire, la maitriser. Les intransigeances des positions le disputent aux actions stratégiques.
A l’époque de la création du GSIEN, avant même les arguments techniques critiques, c’est le silence officiel fait sur les plans post-accidentels qui heurtent ces scientifiques. De plus, les enquêtes publiques susceptibles d’informer la population locale lors d’un projet de construction d’installation nucléaire sont calendairement courtes, pourtant denses de données. Contre-argumenter dans les temps s’avère matériellement impossible.
(Jacques Rouxel, un peu en marge de son projet mémorable)
Cependant que les constructions jaillissaient dans les meilleurs délais, EDF allouait 6 millions de francs par an (3.5 millions d’euros actuels) pour ses campagnes publicitaires, produisait de nombreux films pédagogiques à destination des écoliers, ouvrait ses centrales aux visites (le début du tourisme nucléaire). Autant dire que les dés d’un débat démocratique étaient pipés.
Alors, pour combler ce vide, le GSIEN s’évertue à lire les rapports officiels, les publications scientifiques internationales pour croiser les informations et les mettre en balance de leurs propres informations et au regard de leurs compétences. Depuis, l’accès à l’information et aux connaissances en ce domaine sensible n’a pas varié, au contraire : certaines dispositions sont classées.
(source : Gazette nucléaire)
Pour médiatiser leur travail, nul blog, nulle chaine télévisuelle. Une gazette imprimée dès 1976. Aujourd’hui et depuis 1995, un site rend accessible à tous et gratuitement leurs productions et leurs articles restent une lecture obligée pour qui s’intéresse au domaine.
La Gazette se propose de présenter l’ensemble des facettes du programme [électronucléaire français]. La diversité d’origine des rédacteurs permet de puiser l’information à la source et d’assurer son recoupement. Par là même, elle exclut tout esprit partisan et garantit donc un maximum d’objectivité et de sérieux.
Objectif premier ? Combattre la propagande officielle composée d’articles soigneusement simplistes et élogieux, de conclusions mettant en avant des dangers minimisés ou occultant des risques mal maîtrisés. Le GSIEN vise une information critique et non parcellaire, la plupart des informations permettant d’avoir un avis éclairé étant passées sous silence, selon eux. Avouons que cette volonté d’informer le citoyen anime aussi notre média, avec ce même objectif de choix éclairé.
Leur pertinence va se manifester par la révélation qu’un accident survenant sur le surgénérateur Superphénix serait d’un ordre de grandeur tel qu’il toucherait un million de personnes (la population de Lyon-Grenoble-Genève), de la mise en lumière de travaux de soudures mal repris sur les générateurs de vapeur de l’EPR de Flamanville aux absences de mesures de protection pour les agents non titulaires d’EDF travaillant au sein des réacteurs nucléaires, en passant par des incidents à l’intérieur d’un centre nucléaire, les défaillances de conception de mesures d’urgence dans les centrales (notamment celle de Fessenheim), les rapports du Comité d’Hygiène et Sécurité de l’usine de la Hague…
Mais par cette publication, le GSIEN vise aussi à atteindre les responsables, les élites décisionnaires, aussi bien dans les industries que dans les instances exécutives. Car, aujourd’hui encore, certains d’entre eux soupçonnent que les gouvernants ne soupèsent pas totalement ou jaugent mal les tenants et aboutissants du secteur nucléaire, l’état détaillé des réacteurs vendus comme fleurons de la filière nucléaire et excellence technologique. Ce soupçon peut être confirmé : une ancienne ministre aux responsabilités du secteur ignorait que des vibrations inexpliquées sont atténuées par le truchement de gros ressorts sur des canalisations de l’EPR même pas encore en service à Flamanville.
Des vulnérabilités matérielles minimisées voire ignorées selon le GSIEN. Mais également des difficultés à saisir les dysfonctionnements, avouer les calculs et simulations inadaptés à ces échelles industrielles et technologiques… Et la tentation, volontaire ou pas, d’une confiance excessive des décideurs.
La possibilité d’une catastrophe nucléaire est rendue dure à imaginer, cette éventualité difficile à intégrer. Cette posture est abordée par le chercheur Benoit Pelopidas dans son livre dédié à la dissuasion nucléaire en France, comme un point aveugle qui n’épargne pas les élites politique et en charge de la filière ; les réflexions de Gunther Anders y sont reprises, percutantes pour le domaine nucléaire militaire mais transférables au nucléaire civil :
« Ces messieurs en savent aussi peu que vous [citoyens, ndlr]. Parce qu’ils ont exactement aussi peu d’imagination que vous. Parce que, quand il s’agit de se représenter le problème, ils sont aussi paresseux que vous. Des paresseux de l’apocalypse […]. »
Les mécanismes d’auto-aveuglement institutionnels sont insondables. Quant au facteur chance, il n’est même pas considéré : pourtant, une série de défaillances ou d’événements accumulatoires peut subvenir, des circonstances concomitantes ne pas aboutir à aucun accident nucléaire sur la seule base d’un concours infime favorable (pas toujours favorable), indépendamment des contrôles et des actions entreprises pour le contrecarrer.
Des actions fortes et marquantes au début des années 1970, le groupement va s’essouffler, seule une poignée restera active. La vie d’un groupement est ainsi. Le temps use et l’adversaire robuste éreinte les amitiés. Certains proches décident même tardivement de créer leur propre lettre d’information, tels Bella et Roger Belbéoch (physiciens ingénieurs ESPCI) en 2005.
Ce collectif porte encore haut son objectif, celui de vouloir donner des informations de première main. Avec la hantise chevillée au corps, Raymond Sené sans doute plus que tout autre, qu’un accident majeur survienne en France. Leurs analyses méritent une attention que d’aucuns ont toujours cherché à décrédibiliser.
De la difficulté de se faire entendre
Une analyse de la mobilisation du milieu physicien dans le mouvement antinucléaire a été menée. Et plus spécifiquement celle du GSIEN, qui regroupait la plupart des physiciens critiques du programme électronucléaire au milieu des années 70, parmi les différents fronts en cours. De quoi retracer les avancées et les limites d’une telle mobilisation, plutôt exceptionnelle.
Exceptionnelle, car elle intervient dans un contexte de lourds investissements et de puissante volonté politique. Fort d’un conséquent budget de recherche en sciences physiques (21,5 % des dépenses globales de la recherche fondamentale en France), le domaine étant hautement porteur d’espoirs selon les décideurs politiques, ces physiciens nucléaires sont embauchés dans de nombreux laboratoires rassemblés au sein de l’Institut National de Physique Nucléaire et de Physique des Particules (IN2P3).
Mais leur volonté d’indépendance, surtout en termes de liberté d’expression, ne plait guère. A l’origine massif, ce mouvement ne se meut pas sans difficultés.
Le physicien nucléaire est dans ces affaires un témoin privilégié plutôt qu’un expert. [… Il] ne pourra que renvoyer l’opinion aux véritables experts : ingénieurs, économistes, juristes, qui devront analyser des solutions dont l’adoption est en dernière analyse un acte politique. […] En conclusion, les physiciens nucléaires ne peuvent qu’approuver un débat profond et sérieux sur les risques, les modalités et les fins de l’utilisation sociale de l’énergie nucléaire , selon le rapport Klapish-Ripka
Le rapport Klapisch-Ripka (porté par deux scientifiques, respectivement du CNRS et du CEA, considérant comme négligeable toute éventuelle pollution) rappellera à l’ordre les chercheurs quant à leur rôle qui ne doit se garder d’adopter et valider un acte politique : les physiciens doivent rester à leur place. Une volonté de décrire, de disputer la validité de certains choix techniques, d’apporter une analyse distancée équivaut à une mise en péril des choix politiques et étatiques pour le nucléaire. Ces choix ne sauraient souffrir le doute, le débat, la critique.
Les procès en incompétence seront alors largement utilisés pour isoler les scientifiques critiques. La parole contre-experte est rapidement décrédibilisée, cataloguée comme simplement militante. Une campagne de dénigrement est parfois portée, notamment par le professeur Pellerin, qui brillera plus tard face à une des fondatrices du GSIEN d’ailleurs au journal télévisé un fameux 10 mai 1986…
Pourtant, le GSIEN dans son ensemble revêt une légitimité. Plusieurs de ses membres ont d’ailleurs participé à des expertises de projets nucléaires… à l’étranger. En France, leur apport n’est pas anodin puisque certains adhérents siègent dans des groupes permanents d’experts au sein de l’ASN. Mais ces places au sein des instances et institutions ne sont pas médiatisées. Le « sérieux » de la critique scientifique tourne en faveur d’EDF, force médiatique en sus.
La forme que doit prendre la critique nucléaire pour sa diffusion, pour éclairer efficacement l’avis citoyen reste inefficace dans ces tentatives passées et actuelles. La recette d’une vulgarisation indispensable et d’une technicité opportune rarement réussie.
Bientôt 50 ans de service rendu
L’avenir pour la critique technique ou techniciste du nucléaire est à tracer. Par-delà le GSIEN s’il ne devait survivre à ces fondateurs et membres actifs. Aujourd’hui, la contrainte professionnelle et carriériste ne facilite pas la libre expression des jeunes chercheurs et scientifiques, muni de peu de notoriété, sans une garantie d’emploi en tant que fonctionnaires, thésards reconduits, chercheurs contractuels ou vacataires.
De cette aventure critique, il faut en mesurer la complexité des enjeux liés à l’action politique des scientifiques dans un domaine tel que le nucléaire. Et encore la critique scientifique ne suffit-elle pas toujours pour influer sur la prise des décisions.
Cependant que l’objectif affiché par Macron est d’accélérer l’extension du parc de centrales et de permettre la construction de 6 EPR d’ici 2050, voire 14, le pouvoir politique semble vouloir s’extraire de toutes contraintes indépendantes. Une simultanéité d’objectifs, nucléarisation à marche forcée et fusion ASN/IRSN, alors que la filière nucléaire a montré de sérieux dysfonctionnements ces dix dernières années. Faut-il en craindre des conséquences potentiellement lourdes sur le long terme ?
Le GSIEN a voulu mettre en lumière que le nucléaire ne devait jamais être considéré comme une énergie comme les autres. Ce sont bien ces risques liés à des défauts de construction, systémiques, de gestion et de maintenance, voire cyber ou terroriste… aux conséquences s’étalant sur des décennies, voire des siècles que ces scientifiques veulent voir être pris en compte à un niveau qu’ils jugent jusqu’à maintenant insuffisamment élevé.
De leur exceptionnelle aventure, retenons la vitalité et les précisions qu’elle suppose pour porter les critiques face aux lourds investissements et à la puissante volonté politique. Dans une démocratie, il ne saurait y avoir de consensus sans s’assurer que les citoyens éclairés soient en mesure de donner leur consentement à un choix politique, sur la base de connaissances à tout le moins disponibles et d’alternatives clairement présentées.
Plan de la séquence
1:00 présentation des protagonistes
4:30 les débuts du groupement scientifique, le GSIEN
7:03 les objectifs du GSIEN
11:00 les moyens mis au service de leurs connaissances
15:08 au cœur des sources d’informations
17:10 convaincre les citoyens de la pertinence de leurs critiques
19:50 de la difficulté de tenir la critique sur le temps et en nombre
23:00 leurs expertises sollicitées par les instances et institutions officielles
31:13 les petits arrangements de la filière avec les données scientifiques
34:50 l’excès de confiance des gouvernants
37:59 l’information citoyenne face à l’aridité du sujet
43:45 du débat technique au débat politique
45:37 l’avenir de la critique scientifique du nucléaire et du GSIEN