EPR, la série Interminable

Une aventure industrielle et humaine. Sans doute. Mais c’est l’avenir du nucléaire français qui était être représenté dans cette épopée devenue un scandale financier et technologique. L’autorisation de mise en service du mastodonte de Flamanville est prévue pour avril 2024. Passée cette échéance, l’histoire pourrait prendre une tournure politique mortifère pour cette supposée exceptionnelle vitrine d’ingénierie française.

 

(affiche de la série envisagée par Netflix ?)

Netflix devrait-il acquérir les droits de la série ? Promise à un succès plus ou moins certain, sa longévité concurrencerait rapidement des séries légendaires. Sans grande équivalence. Quant à ses intrigues, elles sont assez rocambolesques pour tenir en haleine n’importe quel Robinson Crusoé venu.

Pour le moment, l’EPR de Flamanville, avancé comme le symbole de la réussite nucléaire française, sorti de terre mais pas encore en service, est une gigantesque expérience de pensée qui frise le paradoxe éponyme. Et tout concourt à présager que rien n’est fini.

// En Bref //

• EDF a une contrainte calendaire pour être autorisée à mettre en service son EPR

• Certains problèmes révélés en Chine et en Finlande ne sont pas résolus

• Des inspections ont mis en lumière des légèretés que l’ASN ne peut admettre d’un futur exploitant

• L’EPR pourrait être concerné par des contrefaçons de matériels en plus de ses propres falsifications antérieures

• L’ASN ne souhaite pas indiquer les équipements affectés

• Le risque existe qu’EDF ne puisse respecter le calendrier légal pour sa demande d’autorisation de mise en service, faute d’avoir fait réponses complètes à toutes les attentes de l’ASN

• Ce cas de figure pourrait prendre une tournure politique indédite

// En Bref //

La forte pression du calendrier

 

L’exploitant EDF vise une autorisation de mise en service du son premier EPR à fin mars 2024, lui permettant de charger enfin le combustible, de monter en puissance par paliers, de coupler l’EPR au réseau électrique dans ce même élan cette année.

« Possible mais tendu », selon l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN). Tendu car il ne reste que de très faibles marges pour tenir les délais.

EDF n’a pas encore rassuré de façon satisfaisante sur la modification matérielle pérenne permettant d’optimiser l’hydraulique dans le plenum inférieur de la cuve afin de limiter l’ampleur des fluctuations et éviter ses conséquences (crayons de combustibles s’entrechoquant…).

  En tout état de cause, certaines des défaillances du combustible observées en périphérie du cœur des premiers réacteurs EPR en service sont induites ou aggravées par les fluctuations de débits en entrée du cœur qui résultent d’une anomalie de conception du plenum inférieur de la cuve. […] L’IRSN estime qu’EDF doit définir la modification matérielle et la mettre en œuvre sur le réacteur EPR FA3, aussi rapidement que le permet son processus d’étude et de qualification de la modification , selon l’IRSN

Dans le même temps, l’ASN reste urgemment dans l’attente d’éléments en lien justement avec la ‘préparation globale du site pour fonctionner’, en ‘termes d’attestation de conformité de certains équipements sous pression’. Cela fait beaucoup encore à quelques semaines de l’échéance.

Des inspections ont été menées courant fin 2023. Révélant une maîtrise de la documentation d’exploitation, c’est-à-dire le passage du constructeur à celui d’exploitant du réacteur, pas totalement complète.

Les faits sont têtus

 

Les retours d’expérience ne sont pas concluants et favorables dans les réacteurs EPR mis en service en Finlande et en Chine. Autant d’incidents qui ont déjà été développés et détaillés ici-même. Aussi, par exemple, ça vibre étonnamment, sans que les causes en soient distinctement circonscrites.

En 2019, à Taishan en Chine, les deux systèmes de contrôle utilisés pour le pilotage du réacteur (RPN à l’extérieur de la cuve, RIC en interne à la cuve) ne fonctionnent pas et les palliatifs trouvés par EDF ne s’avèrent pas satisfaisants. Par ailleurs, des problèmes liés à l’architecture du système de contrôle-commande ne sont pas résolus.

Autant dire que les problèmes de conception de la cuve, des bétons, les malfaçons des soudures sur les tuyauteries, sur les générateurs de vapeur, vibrations de la ligne d’expansion du pressuriseur, etc. sont loin d’être des cas isolés et leur accumulation interroge sur la tenue au fonctionnement en totale puissance nominale de l’EPR.

Dans un contexte de si forte puissance, jamais usitée dans le monde, cette fabrication de la cuve (couvercle et fond) non conforme aux règles de l’art ne rassure pas : nous le savons, les ségrégations laissent apparaitre une teneur en carbone deux fois supérieure aux attendus (0,32 % au lieu de de 0,16 %), un défaut d’homogénéité affectant résistance aux chocs et résistance à la propagation d’une fissure à travers l’acier.

Autant de marges de sécurité diminuées en de nombreux postes et zones. Questionnant la mise en service mais surtout le vieillissement des matériels et équipements. Au regard de la maitrise toute relative de cet aspect à mesure des années de fonctionnement, des modélisations mathématiques dépassées par les conséquences des flux neutroniques en situation réelle d’exploitation, l’assurance n’est pas de mise.

Encore aujourd’hui, devant tous ces éléments factuels, la validation par l’ASN du remplacement du couvercle de la cuve après quelques mois de fonctionnement ne cesse d’éberluer. Comme un exemple représentatif du dossier EPR en France.

Aucun des avis de l’IRSN n’aura été assez contraignant aux yeux de l’ASN pour justifier que l’EPR ne puisse être mis en service dans son état actuel. Ce qui ne cesse de laisser justement perplexe le citoyen dans le cadre de la fusion des deux organismes voulue pour simplifier la gouvernance de la sûreté nucléaire en France…

La vertue de la conformité des vis et des boulons

 

Et si l’EPR était atteint d’autres imperfections ? Et si d’autres éléments connus étaient encore cachés ou ignorés ?

A ce stade de construction, à cette étape du niveau d’ingénierie stipulée, certains faits étonnent encore. Lors d’une inspection d’octobre 2023, la nomination de soudures avait été barrée et renommée manuellement, surchargeant ainsi les plans visés par l’ASN.

  Après analyse [des] plans, les inspecteurs ont constaté que la nomination des soudures FW4 et FW5 avait été barrée et renommée manuellement FW301 et FW302. Les plans transmis référencés VVP2130TY-F01-1 Rev B7 CAE, VVP2130TY-F01-3 Rev B6 CAE, VVP3130TY-F01-1Rev B10 CAE et VVP3130TY-F01-3 Rev B8 CAE, comportent énormément de ratures et de compléments manuscrits .

De quoi rendre très difficile l’utilisation de ces plans en exploitation. Interloqués de cet amateurisme, les inspecteurs l’ont été doublement quand les représentants d’EDF en charge de la conception des lignes de tuyauteries concernées ont confirmé la validation de ces plans pour l’exploitation et qu’aucune mise à jour n’était prévue. La question de la conformité des plans avec l’état réel du réacteur reste posée.

(article 9 de l’arrêté du 10 novembre 1999)

Comment comprendre que des plans difficilement lisibles ne remettent pas en cause la mise en service de l’EPR au titre de la règlementation ? Pour ne retenir qu’un argument, tel quel, des difficultés d’interprétations par des équipes de maintenance peuvent entraîner une augmentation du temps d’exposition radiologique.

Lors de cette même inspection, d’autres exemples laissent entrevoir dans le cadre de quelques zones restreintes d’autres manquements (soudures non mentionnées sur une liste dédiée, absence de réalisation de contrôles d’épaisseur sur la paroi interne des fonds primaires des générateurs de vapeur, absence de justificatif de réalisation de contrôle sur la soudure des piquages d’instrumentation…).

L’EPR n’est pas seulement dépendant des compétences de ses ingénieurs et ouvriers spécialisés. Le réacteur pourrait également être concerné par des contrefaçons, falsifications et suspicions de fraude, comme ce constat est officiellement affirmé dans le domaine nucléaire depuis ce début 2024. Pour le Président de l’ASN, la lutte contre la fraude à tous les niveaux de la chaîne de sous-traitance et d’approvisionnement du secteur nucléaire est un point de vigilance vital.

Pourquoi une telle saillie soudaine officielle ? Prouver son indépendance et sa liberté de ton avant la fusion au sein de l’ASNR ? Quoi qu’il en soit des lectures interlignes, pas moins de quarante-trois cas de falsifications, fraudes ou irrégularités dans l’industrie du nucléaire ont été révélées par l’ASN. Il y a donc inquiétude au plus haut niveau en ce secteur sensible. Passent encore les éléments antérieurs entérinés, mais l’ASN ne saurait accepter plus de déconvenues sans que des mesures soient prises, des plans établis pour éviter de tels manquements aux règles de conformité. La justice a été saisie, un cas semblant concerner l’EPR justement.

(extrait du courrier du GSIEN adressé à l’ASN)

Quels éléments sont concernés ? Des vannes ? Des soupapes ?… Cette fois malheureusement tout est rigoureusement plus efficient que les dispositifs U5 et rien ne filtre des équipements concernés. Ce qui exaspère quelque peu les experts du GSIEN cependant que l’ASN se devrait de se plier à quelques obligations en matière de communication.

(source : RTE)

Dans le contexte actuel, de surprises en décalages successifs, le chargement du réacteur et son démarrage revêtent une importance capitale. Pas seulement pour des raisons d’image à l’internationale et de perspectives commerciales.

Ultime épisode pour nouvelle saison ?

 

En décembre 2022, EDF annonçait une mise en service au premier trimestre 2024 au plus tard. Mais rien n’est moins sûr. Beaucoup de travail reste à réaliser. Et plusieurs incertitudes demeurent sur la disponibilité de l’EPR au cours des premières années de fonctionnement, non sans impact à prévoir sur la production d’électricité, cependant que les EPR2 ne seront toujours pas construits, que le parc ne reste à l’abri d’aucun incident systémique, que les prolongations de fonctionnement des autres réacteurs vieux de 40 ans ne sont pas acquises.

Après la mise en service, en général un réacteur n’est disponible que partiellement avant de voir sa puissance monter progressivement. Ici, rien ne permet de dire que l’EPR sera en mesure de fonctionner à puissance nominale maximale compte tenu des causes de mauvais fonctionnement non résolues. Aussi, un premier arrêt du réacteur sera rapidement imposé pendant cinq à dix mois pour changer le couvercle de la cuve. Ensuite, deux ans après le début de la phase de chargement du combustible, un arrêt est programmé cette fois pour réaliser la première visite complète. Selon RTE, l’EPR atteindra un fonctionnement nominal d’ici quelques années seulement, ce dont doutent les experts critiques de l’EPR.

A très court terme, les délais sont encadrés par la loi et sont contraints sans exception possible. Ou presque. Depuis 2007, les échéances ont été reportées astucieusement à 13 ans en 2017, puis à 17 ans en 2020. Mais la dernière date d’échéance devient proche, au 10 avril 2024. Et EDF tient à éviter un troisième report. Si cette date ne devait pas être respectée, tout est à craindre politiquement pour l’EPR. Mais les spectateurs sont habitués aux bonus de la série : l’obtention d’un tel nouvel épisode imprévu est estimée comme fort probable…