Les bas dessous de Cigéo

Déjà des dizaines d’années que l’Andra planche sur le colossal projet d’enfouissement. En parallèle des études et des recherches, l’agence avance ses pions et jalonne ses positions de bien diverses manières pour convaincre, s’imposer. Revue de détails des activités prosélytes qui embrassent et étouffent le territoire et ses habitants.

 

(schéma du projet et son problème d’échelle récurrent)

Au 31 décembre 2021, l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra) recensait un volume d’environ 1 760 000 mètres cubes de déchets radioactifs selon le dernier inventaire, soit 60 000 de plus par rapport à fin 2020. Majoritairement déchets de très faible activité (TFA), ils sont stockés au Centre industriel de regroupement, d’entreposage et de stockage (Cires, rempli aux deux tiers de sa capacité et qui ne pourra accueillir les déchets des prochains démantèlements) ou sur les sites des producteurs. Le stockage va poser problème dans les sites déjà existants.

Quant à la solution de stockage des déchets les plus dangereux, le projet est toujours en cours. A ce titre, le petit village meusien, empli de 80 habitants, va finir par acquérir une certaine notoriété. A son corps défendant, mais via son sol envié. On le disait sinistré, économiquement et démographiquement. C’était sans compter l’arrivée de l’Andra et de son projet industriel. L’opposition a beau être déterminée et imaginative, elle ne fait pas le poids face aux efforts financiers, aux répressions de tout genre  et aux stratagèmes de l’agence pour arriver à ses fins d’intérêt général.

Pas le poids face aux 10 000 pages techniques et scientifiques qui composent la demande officielle d’autorisation de création (DAC) du centre de stockage Cigéo (déposée en janvier 2023 avec dix ans de retard). Les critiques ne manquent pourtant pas, et la phase d’instruction technique par l’ASN s’annonce longue et ardue de quelques années tant les démonstrations de sûreté interrogent. Cette DAC fait suite à la déclaration d’utilité publique (DUP) et l’Opération d’Intérêt National (OIP), non moins attaquées.

Cette phase d’instruction serait-elle impactée ? Le gouvernement multiplie les moyens juridiques pour réduire les incertitudes et accélérer les constructions des futurs réacteurs, sur fond de fusion de l’ASN et l’IRSN, sur injonction politique et malgré le cadre indépendant dans lequel doivent être tenues et préservées les actions de ladite ASN ? La période est bien à une volonté de déroger à certaines règles d’urbanisme et à donner tous les pouvoirs à l’État au détriment des collectivités locales.

(rétroplanning du projet)

Avant ces tentatives appuyées, le processus d’instruction complet était projeté à visée de 5 ans, incluant une trentaine de mois pour la partie technique (avec le concours de l’IRSN), suivie de consultations, d’une enquête publique, du décret de création… A godet de pelleteuse, une finalisation de cette phase était envisagée à horizon 2026/2027. La phase pilote suivrait cette phase purement administrative, limitée dans son contenu puisque les déchets ne seraient stockés qu’à partir de 2085, soit la phase industrielle proprement dite.

La phase pilote à venir concerne la construction acquise des principaux ouvrages de surface et des premiers ouvrages souterrains, expropriations de propriétaires comprises, en vue de l’arrivée de déchets radioactifs entre 2035 et 2040 pour les tests grandeur nature.

Cette nouvelle période fait suite à plus de 20 ans ‘d’accompagnement et de développement du territoire’ que l’Andra a tenté de rendre la plus convaincante possible. Si convaincante que les dernières délibérations municipales ont dévoilé que seules deux collectivités se déclaraient finalement favorables sans réserve (voir les attendus Conseil départemental et régional Grand Est), les autres collectivités étant favorables avec des réserves ou préalables, défavorables avec réserves ou préalables…

Avant ce revirement politique local, les obstacles ont été levés au fur et à mesure par divers stratagèmes. Autant dire que les intérêts archéologiques éventuels du site, exceptionnels pour la période couvant le Néolithique selon l’INRAP (Institut National de Recherches Archéologiques Préventives), ne pèseront rien, pétition comprise. L’enceinte datant du quatrième millénaire avant Jésus-Christ sont des ruines qu’il convient de remplacer par des ouvrages de haute technologie.

Les traces laissées pour la postérité révèlent-elles l’état d’esprit d’une époque ? Une trace indélébile à proportion de l’argent injecté ? Ça dépend ce que l’on chiffre.

// En Bref //

• Le coût du projet Cigéo est approximatif, sous-évalué et aucun contrôle légalement prévu n’est actif

• La sous-estimation arrange les finances des exploitants compte tenu de leurs divers autres engagements et de leurs dettes

• Les provisions sont cumulées sous forme d’actions sur les marchés, les rendant fragiles

• Ces provisions sont insuffisantes mais bénéficient d’effets de levier

• L’équilibre budgétaire de Cigéo est incertain sur le long terme

• Plus généralement, toute la filière de gestion des déchets nucléaire est financièrement mal calibrée et mal provisionnée

• L’argent manque moins à proportion pour convaincre les populations et soutenir la nucléarisation de cette zone géographique

• Le programme nucléaire envisagé promet déjà de devoir majorer la surface d’enfouissement, sans étude d’impact

• Le projet Cigéo va devoir être révisé avant même l’examen complet du dossier originel déposé

// En Bref //

Enfouir quoi qu’il en coûte

 

Voilà un sujet qui porte à confusion et à désaccord. En France, la construction et l’exploitation du centre de stockage géologique profond ont été estimés en 2005 par l’Andra à 15/20 milliards (un compromis entre les chiffres de l’Andra et ceux des producteurs de déchets). Cinq ans plus tard, le coût était réévalué à 36 milliards, compte tenu des nouveaux paramètres retenus (retour d’expérience sur les performances de creusement de galeries souterraines, augmentation des volumes à stocker, exigences de sûreté révisées…), un chiffrage que l’ASN jugeait d’ailleurs encore sous-évalué. En octobre 2014, l’Andra a finalement remis aux autorités un rapport de 650 pages qui conclut à un coût global de 34,5 milliards d’euros, une incertitude de -20% à +40% étant annoncée (soit une fourchette de 27,6 à 48,3 milliards), non sans impact sur les provisions à constituer. En janvier 2016, la ministre de l’écologie Ségolène Royal aura finalement tranché et fixé le financement total final à 25/26 milliards d’euros (pour la période 2016-2156).

L’arrêté actant le coût de manière péremptoire précise par contre que cette évaluation budgétaire doit être mise à jour régulièrement.

  Le coût fixé à l’article 1er est mis à jour régulièrement et a minima aux étapes clés du développement du projet (autorisation de création, mise en service, fin de la « phase industrielle pilote », réexamens de sûreté), conformément à l’avis de l’Autorité de sûreté nucléaire.

Depuis ? Aucune réévaluation pourtant, alors que de nombreuses lignes ont varié, à commencer par les coûts de matières premières (acier, ciment…) dont le projet fait grosse consommation. Mais c’est un classique que tous les projets d’ampleur voient leur solde final exploser, hors imprévus. Aussi, rien ne permet d’assurer que les coûts techniques ne se retrouvent plus élevés, aucune référence n’étant rendue disponible d’ailleurs pour juger du budget et le critiquer. Originellement, les seules pistes émanaient d’estimations anglaise, japonaise (à partir d’une conception datant de 2012, projetée sur un siècle et demi), laissant supposer une gestion des déchets produits par un réacteur dont le coût serait de l’ordre de 20 millions d’euros.

Sujet complexe que cette évaluation. L’Andra doit poursuivre ce projet alors que la seule phase pilote absorberait 95 % des provisions destinées à l’ensemble du projet jusqu’au milieu du XXIIe siècle, phase estimée à plus de 5 milliards d’euros, soit donc la quasi-totalité des provisions pour la mise en œuvre de Cigéo, projet qui doit durer au moins 120 ans (140 ans en 2016).

(calculs du coût Cigéo)

La loi impose aux opérateurs d’abonder pour assurer le budget de l’Andra. Sous-estimer le coût final du projet d’enfouissement a alors un impact certain et favorable aux exploitants dans ce contexte financier tendu pour EDF et Orano, principaux producteurs de déchets.

Aussi, il faut souhaiter que la filière nucléaire et les opérateurs soient toujours en capacité de payer et que ces entreprises survivent d’ici la fin des versements, ce qui n’est jamais acquis sur une période d’aussi long terme. Surtout, ces provisions sont accumulées sous forme d’actions (des actifs dédiés affectés exclusivement aux charges de long terme des déchets radioactifs, actifs présentant ‘un degré de sécurité et de liquidité suffisant’), évitant au passage que les sommes n’amputent d’autant les bilans financiers respectifs déjà lourdement endettés.

Finalement, nous pouvons nous interroger sur la sécurisation de ces financements dans le temps, les portefeuilles d’actions variant au gré de paramètres non maitrisables (hors crash boursier) et les entreprises n’étant pas immortelles. Détail supplémentaire : la rentabilité du portefeuille doit être au moins égale au taux d’actualisation, à savoir 3% net d’inflation. De cet état de fait incertain, excluons les conséquences éventuelles des évolutions de politiques publiques à venir pouvant impacter le projet sur cette période importante…

Ce montage est bienvenu pour les exploitants, EDF et Orano pour ne citer que les principaux (mais aussi le CEA, Ionisos…). Il minimise d’autant les provisions nécessaires sur 40 ans, et encore plus sur 80 ans. Oui, un apport initial de 700 millions d’euros permet de couvrir un investissement mature de 13 milliards, la différence provenant des intérêts des placements si iceux survivent et fructifient dans le sens attendu. La viabilité financière de Cigéo repose donc sur les marchés.

(schéma du mécanisme de financement)

Mais le citoyen doit être rassuré du suivi scrupuleux de ces projections budgétaires. Tout cela est visé par le ministère de l’économie, sans doute un peu trop tolérant pour l’exploitant EDF dont l’Etat est actionnaire. Mais une autre structure, la Commission Nationale d’Évaluation du Financement des charges de démantèlement des installations nucléaires de base et de gestion des combustibles usés et des déchets radioactif (CNEF), vérifie également tous ces points et publie un rapport tous les 3 ans. Le premier a malheureusement été remis avec six ans de retard. Quant au deuxième, il n’est toujours pas disponible.

  Réunie tardivement et n’ayant bénéficié que d’une faible implication du parlement, la CNEF n’a pas pu vraiment fonctionner selon le schéma prévu. […] Un nouveau rapport devant être fait dans trois ans, il convient de s’interroger sur la pérennité de la formule actuelle. Il appartient donc maintenant à l’exécutif et au législatif […] de prendre position à ce sujet, anticipait les rapporteurs dans l’édition 2012 sans guère avoir été entendu

Le défaut de contrôle concernant le financement n’en reste pas moins illégal mais aucun responsable ne semble s’en soucier. La Cour des Comptes elle-même aura appuyé pour un contrôle plus étroit, les actifs censés être sécurisés servant selon elle à gérer des problèmes d’endettement (EDF notamment), certaines créances se retrouvant croisées entre acteurs de la filière, des dérogations au dispositif étant trop souvent accordées. De quoi augmenter les risques de sous-évaluation des coûts, fragiliser les financements déjà trop approximatifs…

Si le coût est depuis le début un coût-objectif intégrant des incertitudes intrinsèques (compte-tenu notamment de la période d’exploitation extrêmement longue de Cigéo), si le ministère de l’écologie en avait mesuré les tenants et aboutissants, cette projection à la louche n’aura par contre jamais médiatiquement été acceptée et assumée.

De leurs côtés, exploitants et ministères espèrent encore des pistes d’optimisation. Pourtant tout porte à croire, compte tenu des problèmes et incertitudes à lever, que les coûts seront largement majorés.

Bref, comme pour confirmer la situation déjà largement détaillée dans nos articles, les analyses postérieures de la Cour des comptes consacrées à l’aval du cycle du combustible nucléaire, de la sortie du réacteur jusqu’au stockage, en passant par l’entreposage et, le cas échéant, le recyclage, n’interrogent pas moins. Le volume des matières et des déchets concernés n’est pas clairement arrêté, les risques de saturation de certains entreposages restent prégnants, les perspectives de remplissage des centres de stockage existants inquiètent, les coûts associés à leur gestion et au projet de stockage souterrain sont un enjeu  budgétaire d’importance. Tout cela sur fond de manques de transparence tacite et de connaissance des coûts inacceptable que les réponses de l’Andra n’auront pas suffisamment levé.

  Les coûts moyens d’exploitation des installations de stockage et d’entreposage […] pourraient s’élever à près de 1,4 milliards d’euros entre 2018 et 2030, et augmenter encore d’un milliard et demi d’euros supplémentaire entre 2030 et 2050. En outre, la dégradation des conditions d’entreposage de déchets anciens rend nécessaires leur reprise et leur conditionnement en vue d’un stockage, pour un coût total estimé à 7,8 milliard d’euros. Enfin, le coût du projet Cigéo […] a été fixé par arrêté à 25 milliards d’euros, mais il devrait être remis à jour de manière régulière et réaliste, et estimé pour l’ensemble des scénarios de gestion des déchets radioactifs. […] Dans certains cas, ces provisions [pour faire face aux charges à venir] seront couvertes par des actifs dédiés à titre de garantie complémentaire. S’agissant des matières radioactives, le montant des provisions à passer et la nécessité de constituer ou non des actifs dédiés doivent reposer sur une analyse précise des perspectives industrielles réelles de valorisation de ces matières. Ainsi, le volume important du stock existant d’uranium de retraitement suscite des interrogations sur la capacité des exploitants à le réutiliser dans sa totalité et sur les choix comptables retenus aujourd’hui.

Les provisions actuelles sont d’environ 7 milliards d’euros, alors que l’ensemble du projet est estimé à près de 42 milliards, selon la Cour des Comptes. Assumer de tels niveaux de financement s’annonce tendu, d’autant que toutes les matières revalorisables devraient être intégrées dans la gestion aval de la filière.

Pendant ce temps, l’Andra ne tergiverse pas sur certains postes de dépenses quand il s’agit de trouver soutiens et de convaincre.

Faire de la GIP tous les jours

 

Comme nous l’avons déjà indiqué, selon le principe ‘pollueur-payeur’, les producteurs sont en France juridiquement responsables et financent la gestion des déchets générés par leur activité, nucléaire en ce cas d’espèce. Plus précisément, c’est l’Andra, sous la tutelle de l’État via la Direction Générale de l’Energie et du Climat (DGEC), qui est en charge de la sûreté et de la mise en œuvre industrielle du projet gestionnaire. Charge à l’agence de mener le projet d’enfouissement à son terme, donc de trouver tous moyens légaux utiles pour arriver à cette fin.

En 1993, le Conseil général de la Meuse acte l’accueil d’un laboratoire pour l’étude de l’entreposage souterrain des déchets nucléaires. Pour convaincre les administrés, de prime abord peu enclins comme ailleurs avant eux à l’idée de réceptionner les déchets métropolitains de haute activité, fusse pour une période test que d’aucuns augurent déjà reconductible et pérennisée pour les besoins de la filière.

Echaudée par des expériences passées lors desquelles les projets d’implantation auront avorté, le gouvernement par l’entremise de l’Andra anticipe un volet financier pour parachever l’impact des arguments qui ne devraient pourtant pas manquer de rassurer les citoyens…

Dès 1991, l’État décide de verser 5 millions de francs par an (un peu moins de 1,3 million d’euros actuels) aux quatre sites présélectionnés pour l’enfouissement des déchets, somme multipliée par deux en 1995. En 1998, quand Bure est seule retenue, la subvention s’élève à 10 millions par an pour chacun des deux départements impactés, puis 18 millions de francs annuellement en 2000. Des sommes agglomérées depuis en un enchevêtrement d’aides directes, indirectes et d’investissements.

Pour simplifier et centraliser un peu mieux ces mannes d’argent, deux groupements d’intérêt public (GIP) sont créés en 2006 par arrêtés en Meuse et Haute-Marne (Gip Objectif Meuse et Gip Haute-Marne). Sous la présidence de l’Andra, il s’agit de ‘gérer les équipements de nature à favoriser et à faciliter l’installation et l’exploitation de Cigéo et […] mener au niveau départemental des actions d’aménagement du territoire et de développement économique’. Une solidarité qui a bon dos, les millions visant selon les détracteurs à faire taire critiques et oppositions. Pour ce qui concerne le soutien à des actions de formation, la valorisation et la diffusion de connaissances scientifiques et technologiques, les choses semblent clairement orientées (voir infra).

Le périmètre d’action des GIP est dit ‘de proximité’ (comprendre dans un rayon de dix kilomètres autour de Bure) et leur dotation annuelle s’élève à trente millions d’euros, soit une partie non négligeable du budget de ces Conseils départementaux. De sorte qu’une telle manne est difficilement refusable pour des territoires désertés, pour de nombreuses communes rurales concernées.

Par exemple, la commune de Bure (environ 80 habitants en 2020) a vu ses recettes de fonctionnement augmenter de près de 900 % (de 154 000 euros à 1 013 000 euros entre 2000 et 2015). Tant et tellement que les idées manquent pour venir à bout des sommes. Cela n’a pourtant pas été faute d’imaginations dans les zones arrosées : création d’une unité de production de biocarburant, construction d’un hôtel, création d’un golf, d’une restauration, de maison de retraite, de piscines, d’équipements collectifs, de médiathèque, d’une maison des sports, rénovation d’églises, d’un lavoir, réhabilitation de logements, édification d’un centre de secours, réfection de salle polyvalente, aménagements de voiries en granit, d’aires de jeux pour enfants, améliorations urbanistes et des assainissements, installation de lampadaires modernes à diodes électroluminescentes fabriqués par les fonderies locales, de chauffage collectif, mais encore subventions associatives (clubs sportifs, associations de chasseurs…). Une manne bien trop importante au regard des besoins ?

Ces investissements sont pourtant déconseillés par l’Autorité environnementale, jugeant qu’il faut limiter de nouvelles installations autour du site :

  une alternative pourrait consister à ne pas développer démographiquement le territoire potentiellement exposé aux risques sanitaires.

Finalement, ce ne sont pas moins de 1,1 à 1,5 milliards d’euros qui auraient été déversés au total à destination des deux départements depuis 2000. Sacré investissement avant même que le projet pilote ne sorte de terre et ne fonctionne. Si une partie est réservée en dotations directes à quinze communes situées à toute proximité du site de Bure (environ 1,8 million d’euros par an), le reste est versé selon quelques critères (axes de développement industriel, développement durable…) à des entreprises privées.

Des fonds débloqués sans grande transparence, sans visibilité sur les arguments qui auront orienté les arbitrages. Avec parfois des débordements et des abus voire du clientélisme : c’est le cas d’un sénateur qui aura fait bénéficier des communes extérieures au périmètre initialement défini, pour plus de 3,6 millions d’euros ; ou encore de prêts bancaires locaux et individuels assujettis à l’acceptation du fond GIP financé par l’Andra (tel opposant sollicitant sa banque pour créer une fromagerie n’a pas pu avoir son prêt puisqu’il refusait l’argent de l’Andra, tel autre pour la même raison au sujet de son extension d’activité agricole…).

Pourtant, tout est supposé chapeauté par un comité, celui de Haut Niveau (CHN), présent pour orienter le développement économique local, suivre les actions. Sans guère plus de publicité accessible. Le ‘pôle d’excellence nucléaire’ se confectionne-t-il au gré de paramètres politiciens et d’intérêts opaques ?

Quant aux exploitants, il est permis de se demander s’ils ne reprennent pas d’une main ce qui aura été versé de l’autre, transformant dans un même élan la région en véritable zone dédiée. Orano et EDF ont installé leurs archives, EDF a construit une base de logistique de pièces de rechange pour centrales nucléaires, une plateforme logistique de transit de matières radioactives et transports de colis radioactifs, une plateforme de transport de pièces, une base de maintenance dédiée à l’entretien de l’outillage du parc nucléaire, un centre de formation aux essais non-destructifs … tandis que le CEA gère un centre de recherche.

Tout cela ne suffisant apparemment pas, une nouvelle convention a été signée entre l’État et l’Andra pour ratifier la constitution d’un fonds de compensation agricole. Ce fonds est doté de 4,4 millions d’euros et vise à compenser les pertes économiques liées au projet Cigéo à destination du secteur agricole. Les soutiens financiers sont octroyés sous appels à projets, attendus comme novateurs… Les délibérations ne sont pas plus accessibles que celles de la Safer (voir infra).

Pour parachever le tout, un nouveau programme d’investissements publics de 500 millions d’euros (contrat de développement territorial) financera des dizaines d’actions (ferroviaire, de réseaux routiers, numérique, d’habitat, d’alimentation en eau, etc.). Des subventions indirectes, déguisées, qui ne manqueront pas d’intéresser d’autres prestataires du projet Cigéo impliqués dans les aménagements annexes.

Les appuis financiers indirects vont jusqu’à une convention en vigueur depuis 2018 entre la gendarmerie nationale et l’Andra afin de facturer à cette dernière des missions de service public.  Une prestation réalisée exclusivement au profit d’un tiers, donc au profit d’intérêts particuliers, concernant quotidiennement 82 gendarmes affectés à cette mission d’assurer la sécurité de la zone de construction du futur site, à raison d’une dizaine de millions d’euros par an (le contrat actuel court jusqu’à fin 2023).

(fabrication de sa propre cocotte en papier à des fins pédagogiques)

A force de temps et d’argent, la persuasion se veut gagner du terrain, pas seulement en surfaces agricoles. Les citoyens adultes ne sont pas les seuls à être accompagner dans l’acceptation plus ou moins consciente de ce projet. Et si l’on ignore encore comment parler aux générations futures à quelques milliers d’années de distance, l’Andra sait exprimer ses intérêts jusque dans les écoles aux générations à jeunes têtes blondes. Des actions de parrainage et de dons diversifiés à destination d’associations mais aussi d’écoles sont mises en place. Des expositions et des conférences sont organisées, des manifestations permettent de mettre en avant le projet (fête de Jeanne d’Arc à Vaucouleurs, 900 ans de l’abbaye de Clairvaux…). L’édition d’ouvrages n’est bien entendu pas oubliée, et des visites scolaires sont offertes.

Une manière pour l’agence nationale d’être pleinement impliquée sur presque tous les niveaux de la vie locale meusienne et haut-marnaise.

Dans ce genre de projet gigantesque, pour lesquels les intérêts nationaux dépassent le simple niveau départemental, la communication scientifique n’est jamais loin de basculer en pures relations publiques et même en lobbying.

Safer de lance

 

Avec les GIP, la Safer est un outil d’une efficacité à ne pas occulter. Les sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural sont présentes dans chaque département français depuis 1960 et ont pour mission de protéger les terres agricoles. Mais une petite entorse aux finalités et à l’objet social est faite : certaines Safer ont tendance à se mettre parfois au service de projets industriels quant l’intérêt supérieur l’exige, comme cela a déjà été le cas pour les centrales nucléaires françaises afin d’acquérir des terres et implanter de nouvelles structures (piscines de refroidissement…). Au niveau de la centrale de Bugey par exemple, 300 hectares ont été constitués en réserve foncière dont la visée pourrait être l’implantation de nouveaux réacteurs.

A Bure, ces réserves foncières permettent d’annexer, dans l’optique de la construction des établissements et équipements en surface de Cigéo. Si l’Andra investit dans l’acquisition auprès des agriculteurs et forestiers particuliers, la Safer intervient aussi dans le cadre de conventions en démarchant directement les exploitants agricoles. Les négociations ne sont pas toujours cordiales : quand les prix de rachat majorés ne suffisent pas à convaincre, quelques abus sont déplorés, du harcèlement auprès de certains irréductibles à la menace d’expropriation parfois pour d’autres.

Des abus ont été plus médiatisés que d’autres. Tels ces 200 hectares de forêt appartenant à la commune de Mandres-en-Barrois, dont le conseil municipal s’est tenu à 6h un matin, zone autour de laquelle l’Andra avait érigé un mur de deux mètres de haut et de quatre kilomètres de long. Parfois, des défrichements sauvages sont constatés puis annulés, trop tardivement…sur fond de démarches juridiques longues et absconses.

Les Safer concernées ne répondent pas aux demandes d’informations détaillées. Les décisions ne sont pas prises en transparence mais de manière opaque, les compte-rendus inexistants.

Si bien qu’après vingt ans de différentes techniques et divers interlocuteurs pour arriver à ses fins, ce ne sont pas moins de 3 000 hectares de réserve foncière (1000 de terres et 2000 de forêts confondus) qui sont devenus progressivement disponibles à tout moment pour l’Andra, une surface cinq à six fois plus élevée que les besoins estimés du projet (environ 600 hectares).

(Terres occupées ; source : Reporterre)

Les terres achetées sont souvent laissées à disposition de leurs anciens propriétaires pour un temps indéterminé et incertain, via des contrats précaires annuels, les conventions d’occupation précaire et provisoire, contrats exceptionnels permettant de déroger au régime des baux.

L’Andra vise par des expropriations et une mainmise des politiques d’urbanisme locales des 11 communes concernées à obtenir les hectares manquant au projet strictement et 3600 hectares au total avec les réserves foncières mentionnées.

En tout cas, avec les autorisations sous-jacentes au DUP et à l’OIN, des raccordements électriques, des alimentations hydriques, la construction de réseaux routiers et ferroviaires… vont pouvoir débuter. Avant tout décret final d’autorisation de création.

Notamment donc la ligne ferroviaire nécessaire pour le projet Cigéo, sous maitrise d’ouvrage de la SNCF mais financée par l’Andra, qui cristallise de nombreuses oppositions et actions d’occupation de sites. A ce titre, certaines parcelles situées au niveau de la liaison intersites, du transformateur, et de la gare de Luméville-en-Ornois, ligne devant acheminer les déchets radioactifs au futur centre de stockage (vers l’Installation Terminale Embranchée ITE), font défaut à l’Andra (20 hectares pour la zone descenderie dédiée à la réception des colis radioactifs, 20 hectares pour la liaison entre la zone descenderie et la zone puits de stockage des déchets et 60 hectares pour la voie ferrée privée de 14 kilomètres destinée à relier la zone descenderie à la ligne ferroviaire nationale et à la plateforme logistique privée de Gondrecourt-le-Château).

Cette ligne et son tracé envisagé de quatorze kilomètres inquiètent pour la proximité que les convois Castor auront avec de nombreuses habitations. Une partie des travaux vont débuter maintenant que l’État a le pouvoir décrété de définir les politiques d’urbanisme et d’aménagement locales et de délivrer les autorisations d’occupation des sols (permis de construire…).

Les travaux préparatoires ne constituent pas un démarrage du chantier du centre d’enfouissement proprement dit, mais permettent d’ancrer dans les esprits l’inéluctabilité du projet et de l’imposer à mesure avec plus de facilités.

Et d’autres projets sont dans les cartons, sous l’impulsion de l’Andra, du Commissariat à l’Énergie Atomique et aux Energies alternatives (CEA), Orano ou EDF (projet de gazéification du bois pour produire de l’agrocarburant…).

Mais alors, quels regards sur ce dossier qui n’en finit pas ? Sur le suivi des impacts ? Pour cela, il existe le Comité local d’information. Comme tous les autres disséminés sur le territoire métropolitain et souvent loin d’être pertinents et réactifs, le CLI de Bure regroupe décideurs, élus, administratifs. Il est doté de 300 000 euros de fonctionnement, l’un des plus importants budgets en France pour une telle structure, budget directement financé par EDF, Orano et le CEA. De quoi faire l’économie de quelques poils à gratter ?

La vie économique autour de Cigéo

 

Hormis les mannes financières déversées sans discernement via les GIP, les subventions indirectes via les fonds spéciaux, etc. la création d’emplois inhérente au projet lui-même était une des promesses de l’arrivée du projet Cigéo en ces terres rurales désertées.

  EDF, le CEA et ORANO mènent une politique active en faveur du développement économique local. Cela comprend notamment la création d’installations (plateforme logistique de pièces de rechange EDF à Velaines, bâtiments d’archives EDF à Bure et d’Orano à Houdelaincourt, projet Syndièse du CEA à Saudron, l’appui aux entreprises locales pour spécialiser leur savoir-faire et leur permettre de développer leur activité auprès des exploitants nucléaires…, selon les promesses de l’Andra

Via les différents projets et des plaquettes attractives de l’administration, l’Andra vise à employer un demi-millier de personnes dans le laboratoire de Cigéo à Bure et à impacter indirectement autant via les entreprises locales de la Meuse, de la Haute-Marne. C’est que le nucléaire civil est devenu le premier investisseur industriel et le second employeur de la zone géographique.

Une pépinière’ d’entreprises gravite donc autour de ce gigantesque projet, via plusieurs projets industriels que le Groupement des industriels de la maintenance de l’Est appuie de sa volonté d’en tirer profits (acteur dominant du secteur, le GIMEST regroupe 120 entreprises sous-traitantes opérant dans le nucléaire). Daher Nuclear Technologies, KEP Technologies Commercy (dispositifs de contrôle non destructifs des déchets radioactifs conditionnés) et Cockerill (entreprise pour laquelle Gérard Longuet sera nommé au conseil d’administration), Serma (pour la maintenance industrielle, tels les réseaux électriques du système de sécurité incendie, des ascenseurs, de l’évacuation des eaux d’exhaure du laboratoire), Derichebourg (tri traitement et conditionnement des déchets nucléaires avorté)… Le projet attire.

L’impulsion politique est totale pour soutenir l’attractivité de la région en voie de réindustrialisation en général, de nucléarisation en particulier : Meuse Attractivités est l’agence idoine pour tenir cet objectif, non sans l’allocation d’une nouvelle enveloppe de 500 millions d’euros évoquée plus haut. Cette volonté d’attirer les entreprises et donc des employés qualifiés embête quelque peu l’Autorité environnementale qui recommandait :

  de justifier, au regard du principe de précaution et du nécessaire contrôle de la société sur le stockage à long terme, le projet de développement du territoire qui en l’état actuel augmente le niveau d’enjeu face au risque d’exposition à la radioactivité et risque de banaliser le territoire.

Sans doute pour contrer cet avis critique, l’Andra se félicite de la constitution d’un Observatoire de la santé des riverains du projet de centre de stockage de Bure (OSaRiB), issu d’une convention cadre de septembre 2022 entre Santé publique France, l’ARS Grand Est, le Clis de Bure , l’IRSN et la Préfecture de la Meuse. Objectif ? Faire un état des lieux de la santé, assurer son suivi, de la population de la zone riveraine et d’une zone non riveraine du projet de centre de stockage. Certains auraient souhaiter à juste titre voir se créer un tel observatoire sur les autres sites de stockage en France voire au niveau de toutes les zones comportant une certaine densité d’installations nucléaires (Tricastin, La Hague…). Au lieu de cela, depuis toutes ces dizaines d’années d’activité nucléaires, ce projet reste inédit en métropole.

En attendant, cette activité économique soutenue doit rester l’avantage, souligné incessamment depuis le début par Gérard Longuet pour ces départements, ravi de cette opportunité et convaincu de ses résultats. Ce député puis sénateur use d’une grande influence depuis des dizaines d’années. A ce titre, l’OPECST n’est pas des moindres de ses leviers. Il a participé en 2016 à la rédaction de la proposition de loi précisant les modalités de création de l’installation de stockage réversible qui nous intéresse, dans la droite ligne de ses convictions pronucléaires afin de porter la Lorraine et les terres du Grand-Est vers un horizon atomique assumé. Son poids politique a donc été d’importance dans ce dossier, non sans le revendiquer dans un mélange de fierté et de volonté de prouver son pouvoir encore actif. Depuis sa victoire sur le choix du site, Longuet ne faiblit pas pour que la filière nucléaire investisse tant que possible le territoire, les promesses d’emplois et de marchés locaux étant de futures promesses de voix électorales, sans véritable résultats pour l’instant. A ce jeu, le collègue haut-marnais Bruno Sido (estampillé Les Républicains également) n’est pas moins actif.

(source : plaquette Andra)

Certaines compétences sont donc transférées dans la région pour répondre aux contrats spécifiques. Poma, par exemple, est sollicitée pour construire le descendeur qui permettra aux déchets radioactifs d’être transférés à 500 mètres de profondeur (via un funiculaire de 4,2 kilomètres). Pour mener à bien ce contrat, un banc d’essais a été construit localement, moyennant une subvention du GIP : une maquette à l’échelle 1, un ‘démonstrateur’ pouvant circuler sur une distance de seulement 70 mètres de rail par contre, sur une pente à 12 %, pour tester les systèmes de freinage.

Une maquette grandeur nature sauf concernant la distance, l’usage intensif et le long terme. L’Andra s’attache à de nombreux types de démonstrateurs pour prouver la tenue de son projet. Preuves considérées comme validées mais pourtant incomplètes, comme c’est le cas également pour le pont stockeur, un robot d’inspection, un dispositif d’extraction des colis depuis une alvéole, les détecteurs d’hydrogène

Comment prouver que les équipements électriques et matériels industriels tiendront et fonctionneront sur d’aussi amples périodes (120 à 150 ans) ? Justement, concernant la fiabilité du dispositif, sa tenue technique dans le temps et les conditions de sous-sol, etc. rien n’est réellement efficient et reproductible. La considération d’une panne et de rendre possible la réparation de tout ou partie d’un matériel est évacuée avec autant de facilité qu’un colis supposément en cas d’incendie.

Cigéo tout en bas et au-delà

 

L’Andra n’aura pas établi l’administration de la preuve de la viabilité et de la sûreté de Cigéo. Seuls des faisceaux de démonstrations existent, mais de nombreuses critiques ne sont pas pour autant rendues caduques. L’acceptation politique, économique… s’est conjuguée à une usure des oppositions initiales, le temps étant toujours favorable aux pressions des pouvoirs.

Les financements directs et indirects de la vie citoyenne, associative auront fini d’avoir raison de la majorité silencieuse. Ce type de stratégies ne va pas cesser : la Cour des comptes signale que de nouveaux réacteurs pourraient entraîner par exemple également des investissements supplémentaires pour le renouvellement des installations du centre de retraitement de La Hague (Manche).

Depuis, le nouveau programme nucléaire français rebat quelques cartes. Car les EPR2 éventuellement construits ne sont pas intégrés dans le projet déposé et dans le dossier final en cours d’instruction par l’ASN pour obtenir une autorisation de construction finale. Une extension de Cigéo serait-elle prévue et encore cachée ? Comme le rappelait le directeur de l’ASN, Cigéo n’a clairement été conçu que pour accueillir les déchets du parc actuel (EPR de Flamanville compris) avec une durée de vie de cinquante ans (hors avis final de prolongation à soixante ans qui supposerait des volumes de combustibles usés).

Oui, toute prolongation du parc au-delà de cinquante ans, toute nouvelle construction de réacteurs imposeraient la création de nouvelles zones à l’intérieur du stockage souterrain et une extension de Cigéo. Une éventualité hors cahier des charges, supposant des révisions complètes de faisabilité (tenue de la roche en cas de percements plus nombreux, etc.).

Le gouvernement en parlait subrepticement dans son rapport relatif au PPE 2019-2028 remis en février 2022 :

  Pour les déchets les plus radioactifs (destinés au stockage géologique profond), dans l’hypothèse d’un programme de six réacteurs EPR2, il n’est pas identifié à ce stade d’éléments rédhibitoires à leur accueil dans le centre Cigéo actuellement en cours de développement pour les déchets du parc existant.

Un rapport de l’Andra de juillet 2022 vient confirmer cette projection. Le projet Cigéo sera-t-il indéfiniment adaptable selon les évolutions de la politique énergétique nationale ? Pour 6 voire 14 EPR2 ? En cas d’abandon de la filière de retraitement ?…

Pour l’instant, une seule chose est sûre : les quantités de matières et de déchets à stocker vont augmenter considérablement, en même temps que leurs coûts. Cependant que la dérive des coûts de gestion des matières et des déchets radioactifs est déjà épinglée par la Cour des comptes (reconditionnement des déchets anciens…), entre autres critiques (retards, surcoûts liés aux malfaçons…).

L’avenir incertain (technique, financier, économique…) est laissé en déshérence à la seule responsabilité des deux départements choisis pour accueillir Cigéo. D’ailleurs, des élus du Conseil départemental de la Meuse ont récemment pointé du doigt cette hypocrisie étatique vécue comme un abandon de l’Etat vis-à-vis de la population et du territoire.

Cet état de fait, certains opposants ne veulent toujours pas s’y résoudre. Ils appellent à une manifestation exceptionnelle et internationale le 3 juin 2023. Evénement que la rédaction couvrira (ndlr : l’événement a été ajourné ; à suivre).