L’ASNR, les mains Sur la soudure
L’IRSN et l’ASN ne sont plus. Leur fusion, ou plus exactement l’intégration de la première dans la seconde, change grandement le fonctionnement bicéphale de la sûreté nucléaire, salué comme performant, éclate les missions entre la nouvelle ASNR et le CEA. Le nouveau programme nucléaire est rassemblé entre les mains de l’exécutif, les objectifs en sont rendus libérés de contraintes démocratiques, les décisions attendues plus rapides. Tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes nucléaires. L’intendance [de la sûreté nucléaire] suivra…
(logo flambant neuf dévoilé)
Conformément à la loi du 21 mai 2024 relatif à la gouvernance de la sûreté nucléaire, les 1 600 salariés de l’IRSN (les départs volontaires se sont accélérés) ont rejoint l’entité de près de 500 fonctionnaires de l’ASN depuis ce 1er janvier 2025. L’Autorité de sûreté nucléaire et de radioprotection (ASNR) se trouve active, en à peine plus de six mois, selon la volonté de Macron et selon un rapport tenu secret. Le Président de la République a choisi ostensiblement de redonner le pouvoir et la gestion du secteur nucléaire entier entre les mains de l’Etat : accélération des programmes de construction, création d’un Conseil de politique nucléaire pour compléter l’omnipotence macronienne, délégation interministérielle au nouveau nucléaire…
Active ASNR, mais pas forcément fonctionnelle à 100%. Bien détaillées dans notre précédent article, les interrogations soulevées par cet assemblage contre nature ne sont pas toutes levées. L’ancien responsable de l’ASN avait lui-même pris le chemin de la sortie en priant les députés de l’aider à faire valoir les recrutements consentis. Quant au directeur général de l’IRSN, plus cinglant, il estimait qu’il n’y avait « pas de garantie » que la nouvelle autorité de sûreté nucléaire unique « puisse fonctionner de manière correcte » dans le délai imparti du 1er janvier 2025.
Compte tenu des larges missions et des densification et urgences des dossiers à venir (projet Cigéo, prolongation des réacteurs nucléaires à 60 ans, études des dossiers SMR, suivi des corrosions sous contraintes, etc.), cette fusion faite dans la précipitation sans guère d’arguments convaincants, avec de fortes incertitudes toujours prégnantes, ne semble pas opportune dans ce contexte. Sauf, donc, à une mise au pas du secteur pour assurer les constructions des EPR2, faciliter la gouvernance. Au dépend de la sûreté ?
// En Bref //
•L’ASN absorbe l’IRSN, sans arguments probants. L’assurance d’une efficience meilleure n’est pas justifiée
• Les anciens dirigeants de deux instances ne tarissent pas de scepticisme et alertent sur quelques risques, notamment budgétaire et d’effectifs
• Le nouveau Président est l’ancien DG de l’Andra, ouvrant critique au possible conflit d’intérêts. Un peu mieux aux ordres, les doigts sur la couture ?
• Compte tenu des dossiers à venir, en quantité et complexes, la réforme intervient dans un contexte peu favorable à une sûreté nucléaire garantie de même niveau, voire améliorée comme promise
• Les expertises ne sont pas rendues publiques selon le même calendrier qu’auparavent, détéroriant la transparence stipulée dans la loi de 2006
• Le nouveau site Internet rend l’accessibilité aux documents illogiques et la recherche peu aisée
// En Bref //
Un Président bien sous tous rapports
Officialisé dès novembre dernier, Pierre-Marie Abadie remplacera Bernard Doroszczuk à la tête de l’ASN. Les quelques avertissements de ce dernier, discret en dehors des vœux annuels à la Presse et des commissions parlementaires, pourraient être regrettés rapidement : sans totalement préjuger de l’indépendance d’Abadie, chaque citoyen est légitime à se demander si sa nouvelle fonction n’entre pas en conflit d’intérêts avec son ancien poste de directeur général de l’Andra, (Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs). Le dossier de construction de Cigéo, portée par cette agence, ne sera pas moins que soumise à l’analyse pour validation par l’ASNR. Abadie aux commandes, il n’y a qu’un pas à penser que l’ASNR sera enfin un peu mieux aux ordres, au moins plus réceptive aux intérêts supérieurs de la nation. Les doigts sur la couture ?
A l’occasion d’une audition des trois protagonistes réunis devant des parlementaires de l’OPECST, quelques informations terminaient d’être glanées. Pas forcément de superficielles critiques. A part la cinquantaine d’actions considérées comme « incontournables » pour arriver à la création de l’ASNR (gestion des courriers, téléphonie, accès aux sites nucléaires, transfert des biens, droits et obligations, paiement des salaires des statuts divers…), l’inquiétude de la mainmise de l’ASN sur la gouvernance de l’entité nouvellement créée, au détriment des experts, est à nouveau mise en exergue. Aussi, comme le stipule déjà le projet de règlement intérieur de l’ASNR et comme il était craint, les expertises rédigées par les personnels issus de l’IRSN seront publiées en même temps que les décisions de l’ASNR, cependant qu’elles étaient jusque-là rendues accessibles un mois après avoir été livrées à feu l’ASN.
Aussi, pas de moindre importance, les experts perdent leur capacité d’autosaisine quand ils soupçonnent un problème de sûreté. Or, l’autosaisine était une mesure forte de sûreté du parc nucléaire.
Bref, il ressort que les modalités de fonctionnement, les synergies (expertise-recherche, expertise-décision, cultures organisationnelles…), les évolutions de centaines de contrats européens et internationaux et les procédures ne sont pas encore en détails définies, loin de là. Mais il était urgent avant tout pour Abadie que le changement soit effectif dès le 1er janvier. Si bien que l’ASNR fonctionnera de façon transitoire, ce qui ne parait pas idéal pour une instance au périmètre d’une telle importance vitale.
A ce titre, Doroszczuk rappelle que la situation budgétaire n’est même pas encore consolidée, exprime des craintes sur les moyens nécessaires à la nouvelle structure pour fonctionner. Notamment faute de solution sur un déficit prévisionnel, mais également concernant un projet des EPR2 considéré comme sous-doté en crédits de personnels, variables d’ajustement budgétaire.
Jean-Christophe Niel, encore Directeur général de l’IRSN quelques jours, ne varie pas : selon lui, le système actuel a toujours bien fonctionné, selon les propres rapports parlementaires. Et la fermeture de l’IRSN en vue de son intégration dans l’ASNR n’est toujours pas compréhensible : cet institut fait de la recherche, sans délégation, ce qui est singulier internationalement et revêt un avantage certain pour la continuation de son haut et exigent niveau de compétences.
L’obstacle du débat public abattu
Alors que les questions demeurent, que les inquiétudes perdurent, le débat public sollicité par défaut en amont de grands projets industriels est remis en cause. Les débats étaient pourtant circonscrits si bien que l’ouverture à de tels échanges est demandée sur des sujets connexes, tels la maîtrise de la demande d’énergie, cependant que certaines dispositions ne sont respectées, telles la publication du plan national de gestion des matières et déchets radioactifs, reportée malgré les obligations légales.
Signataire de telle demande, Michel Bradé, ancien président de la Commission nationale du débat public (CNDP), est assez expérimenté en termes de débats biaisés par le pouvoir politique pour sonner le tocsin. Echaudé par les désillusions qui auront conclu l’organisation de séances publiques, qui sur le projet de construction de deux réacteurs nucléaires EPR2 sur le site de Penly, qui au sujet des EPR2 de Gravelines, Badré avait toujours prôné la place centrale des dialogues concernant les choix engageant les citoyens sur des décennies, souhaité voir favoriser une large participation du public à l’élaboration de la décision parlementaire, finalement peu considérée.
Les vices de formes et de procédures, les entraves au bon fonctionnement démocratique, n’étaient pas suffisants, il fallait une mesure pour assurer des choix plus rapides et orientés. Créée en 1995 par Michel Barnier afin de renforcer la protection de l’environnement, la CNDP a vécu ses dernières heures sous ce même Premier ministre, peut-être pas assez corvéable malgré tout, la CNDP faisant preuve parfois de quelques velléités d’émancipation… Le jour-même de la censure de son gouvernement, le démissionnaire Barnier déposait un projet de décret afin de supprimer l’obligation d’organiser un débat public avant d’autoriser les projets industriels. Il suffisait pour atteindre cet objectif de supprimer simplement une ligne de la loi.
Cela n’empêchera pas forcément la tenue de concertation préalable mais le caractère obligatoire sera abandonné et remplacé par la possibilité de tenir de simples ‘concertations préalables’, à l’initiative quasi exclusive du groupe industriel porteur du projet ou du préfet, sans débat public strictement donc.
Cette obligation découlait pourtant d’un droit constitutionnel à la participation du public en matière d’environnement, découlant directement de l’article 6 de la Convention d’Aarhus.
Pour le gouvernement, une nouvelle entorse au droit international mais surtout un nouveau subterfuge pour accélérer l’installation des projets industriels, déjà facilitée, en rendant optionnel certaines étapes administratives jugées trop longues (les concertations et les débats publics organisés par la commission durent en moyenne de neuf à treize semaines).
La suppression annoncée marquerait un recul des droits dont jouissent les citoyennes et les citoyens en matière d’environnement, et une atteinte au principe de non-régression du droit de l’environnement. […] Concrètement, cela ne signifie pas seulement que la population n’aura plus son mot à dire sur ces projets, mais aussi qu’elle ne sera même pas informée de leur existence, de leur impact, de leur coût , a réagi la CNDP par la voix de son président.
Tout comme l’avis de la population lors des débats publics, le millier de commentaires, peu favorable, ne devrait pas être suivi et remettre en cause l’évolution de cette loi.
La mariée était en blanc-seing
Le nouveau logo est prêt, la nouvelle identité visuelle confectionnée. C’est déjà cela.
(source : marchés publics)
Pour ce qui est de la facilité de rechercher les expertises passées, les décisions entérinées, cela est une autre affaire. Tout le site de l’ASNR se réfère et renvoie systématiquement aux deux anciens sites de l’ASN et l’IRSN (les avis d’incident de l’ASN sont encore consultables exclusivement sur l’ancien hébergement numérique ; quant aux avis de l’IRSN de décembre 2024, leur emplacement reste un mystère). Les documents ne sont donc toujours pas rapatriés sous la nouvelle bannière.
Plus amusant, aucune assurance n’est donnée sur leur accessibilité dans un avenir proche : le nom de domaine de l’IRSN est en effet supposé être renouvelé le 7 mars 2025. L’occasion sera donnée de vérifier la fluidité entre services de la nouvelle entité, dans les semaines à venir. Patientons alors avant de tirer conclusions sur la tenue du site, en espérant qu’il ne soit pas de même ordre que ceux des CLI…
Plus généralement, les garanties d’indépendance ne sont toujours pas données, la nomination de l’ancien directeur de l’Andra ne participant pas d’une volonté d’afficher les moyens indispensables à l’ASNR pour faire valoir sa mission d’autorité de sûreté nucléaire dissociée de l’exploitant EDF, donc l’actionnaire principal qu’est l’Etat. Le mariage a lieu sans grande considération pour l’avenir de cette union et de son efficacité duale devenue intégrée, à un moment peut-être le moins propice compte tenu du contexte et en lien avec des acteurs novices dans un secteur pointu et ultrasensible.
Réside encore une certaine perplexité devant la précipitation de cette ‘simplification’ supposée améliorer la gouvernance de la sûreté nucléaire. Les écueils relevés restent quant à eux pendants. Le pilotage efficient d’une instance vouée à gérer des décisions et mener des expertises quantitativement croissantes au regard des prétentions de relance nucléaire n’est pas du tout assuré. Le renforcement des groupes permanents d’experts n’est pas rendu objectivable. Les garanties d’une performance pérenne, voire comme promise ‘améliorée et fluidifiée’, ne sont pas satisfaites. Avec cette photographie, une perspective inconnue sur les enjeux sociaux et sociétaux liés à une telle évolution de gouvernance.