Foutu Fukushima 

Dix ans. Déjà. Les images semblent d’un autre âge. L’importance de cet accident ne semble guère primer en ce jour anniversaire dans ce contexte sanitaire exceptionnel. Pourtant, peu de choses ont changé autour de Fukushima-Daiichi et le suivi, la surveillance des travaux et des réparations entrepris devraient nous préoccuper. Il n’est alors pas inopportun de faire le point sur ce qui s’y passe encore quotidiennement. Rien n’est rendu facile par là-bas cependant que la contamination radioactive se conjugue à la virale.

(source : collectif 281 Anti Nuk)

// En Bref //

• A Fukushima, la gestion post-catastrophe continue, loin des yeux médiatiques

• Des millions de mètres cubes d’eau contaminée doivent être rejetées en milieu marin

• Le démentèlement des installations et des coeurs fusionnés prendront des dizaines d’années

• Les impacts sanitaires ne sont pas encore tous décelables

• Les populations évacuées sont encouragées à retrouver leur territoire

• Les évolutions de sûreté nucléaire ne sont pas toutes prises en compte convenablement

• Le site est sensible et doit rester sous surveillance étroite à long terme

// En Bref //

Fukushima for ever 

 

Nous aurons décortiqué dans les moindres détails cet épisode, si bien qu’il ne vous aura pas échappé que rien ne se sera passé comme prévu ce 11 mars 2011 du côté du Japon. Du tremblement de terre au tsunami, de la situation ultime de privation d’électricité qui aura précipité la fusion de cœurs de réacteurs à la dissémination de radioactivité artificielle dans l’environnement. Le tout ‘forcément’ amplifié par des erreurs et mauvaises décisions humaines. Tout se sera précipité, au grand dam des techniciens qu’un guide des opérateurs de centrale nucléaire incomplet aura démunis, muet qu’il était sur les interventions à entreprendre en ce type de conditions cumulées.

Clin d’œil ? La Nature est taquine, de faire souffler pour l’occasion un nouveau séisme sur les débris encore fumants…

Fête-t-on une décennie comme pour se souvenir d’un événement passé et révolu ? Ou cet anniversaire nous permettrait-il de nous rappeler que la catastrophe est toujours en cours ? La sinistre journée et les caméras éloignées, tout laisse supposer cet épisode majeur comme clos. Et les autorités nippones de ne pas en espérer moins, avec l’intention de réhabiliter les zones toujours contaminées dans les meilleurs délais.

Quelle est la situation actuelle ? Quelles sont les objectifs programmés ? La catastrophe est-elle sous contrôle ? Voilà qui doit nous intéresser. Ces derniers mois nous auront démontré qu’une grotte à l’autre bout du monde peut affecter la santé de tous, via un processus zoonotique qui n’a plus de mystère pour vous. Une catastrophe nucléaire pas moins sans doute.

A un cinquième de la sortie de crise. Ou presque. 

 

Moins d’une dizaine de réacteurs sont actuellement opérationnels (sur les 39 exploitables). La volonté politique faisant suite immédiate à l’accident d’arrêter dans les vingt ans tous les réacteurs s’est rapidement et totalement renversée, sous la pression américaine qui exigeait une politique de continuation nucléaire. Les centrales vont donc redémarrer au fur et à mesure afin d’atteindre l’objectif final d’un mix comprenant 20 à 22% de production nucléaire (elle représente actuellement environ 6%). Mais la remise en route s’annonce plus difficile et longue que prévue, des travaux de mise aux normes de sûreté étant imposés, tandis que le démantèlement de 24 réacteurs sur les 54 que comptait le Japon serait acté.

Ce sont 160 000 personnes qui auront été évacuées dans les jours suivants la catastrophe de la centrale de Fukushima Daiichi. Urgence il y avait : la dissémination d’éléments radioactifs dans l’environnement aura criblé de « taches de léopard » le territoire alentour, au sein d’un cercle restreint de vingt kilomètres de rayon. La vallée de Tôwa n’aura par exemple pas été jugée suffisamment contaminée, toutefois, pour qu’une évacuation de la population ait été envisagée.

Depuis, il a fallu incessamment déverser des millions de litre d’eau pour contenir un tant soit peu la fusion des barres de combustibles dans les réacteurs, devenus coriums. L’eau est pompée et traitée, puis une partie est réutilisée comme eau de refroidissement, tandis que le reste est stocké dans environ 1 000 réservoirs.

Des millions récupérés, traités et stockés sur le site. Mais la capacité de stockage est projetée comme saturée courant été 2022. Traitées, les eaux n’en restent pas moins contaminées au tritium. Mais pas que. Pendant des années, Tepco aura caché que le processus de traitement avait échoué et que les plus de 1 millions de tonnes d’eau renferme également du strontium-90 et bien d’autres radionucléides (malgré un traitement par le système de filtration ALPS Advanced Liquid Processing System).

Si la loi autorise à déverser 90 000 Bq de césium par mètre cube dans l’océan, selon la licence d’exploitation de Tepco (l’exploitant), le projet de rejeter dans l’océan Pacifique de tels volumes, de plus en plus évoqué (projet rejeté encore dernièrement), n’est pas sans inquiéter les pêcheurs du secteur.

Mais aussi les voisins nationaux tels la Corée du Sud. Car le Gulf Stream du Pacifique, courant rapide qui entraîne l’eau au large, scindant en deux la zone océanique, pourrait avoir un impact environnemental plus international que prévu : la contamination en césium sera dans un premier temps plus élevée au nord du courant pacifique. Une contamination plus large du territoire maritime est à craindre.

Mise à jour (avril 2021) : malgré ses excuses « sincères pour le grand inconvénient et le fardeau » légué, Tepco va donc être autorisé à relarguer ses eaux de refroidissement dans l’océan Pacifique. Si Tepco convient qu’elle doit « se conformer strictement à toutes les lois et réglementations »,  les eaux déversées n’en sont pas moins connues pour être chargées de soixante-deux nucléides, dont du strontium-90 et du césium-137, à des niveaux supérieurs aux normes environnementales. Il ne fait plus guère de doute que l’Autorité japonaise de régulation du nucléaire (ARN) donnera son aval à cette opération dans les deux ans à venir. Tout repose sur un processus de dilution que la Chine et la Corée du Sud voient d’un mauvais oeil.

Aussi, des fuites sont à déplorer depuis le début. De l’eau de refroidissement s’échappe constamment des réservoirs de confinement primaire endommagés dans les sous-sols des bâtiments du réacteur et de la turbine, où le volume augmente à mesure que l’eau souterraine s’infiltre. L’eau souterraine devient radioactive une fois infiltrée dans les sous-sols des réacteurs accidentés. La réponse technologique avait été de dresser un mur de glace de 30 mètres de profondeur et de 1,5 kilomètres de longueur. Un mur gros consommateur d’électricité, de l’ordre de la production d’un réacteur nucléaire qui y serait dédié.

A terme, des solutions doivent être trouvées car il ne parait pas viable de refroidir ainsi pendant des années les coriums. Leur retrait est présenté comme prioritaire mais ne pourra s’opérer qu’avec l’aide d’un bras robotique et automatique (développé conjointement par Veolia Nuclear Solutions au Royaume-Uni et Mitsubishi Heavy Industries au Japon). Il faudra d’abord que ce projet soit soutenu, car il a pris du retard sur le planning. Et qu’il résiste plus efficacement que les autres robots aux intensités radioactives. Sa mission sera de récupérer un total de 900 tonnes de ces coriums, pour une somme évaluée à 10 milliards durant 12 à 15 années (durée sous-estimée car à raison de 5 kg/jour, il faudrait plutôt compter sur près de 500 ans).

Inutile de préciser que le démantèlement complet sera d’autant plus étendu : les plus optimistes tablent sur quarante années de travaux. Car il faut attendre que les niveaux d’exposition baissent très largement pour envisager d’accéder à l’intérieur des réacteurs (en ce moment, la durée de passage est limitée à 30 minutes ; l e débit de dose est de 10 Sievert/heure, dose létale rapidement) : le niveau de radioactivité des dalles de couverture en béton des réacteurs 2 et 3 est encore si élevé qu’une exposition trop longue serait fatale aux ouvriers et le risque potentiel d’inhaler des particules de poussière contenant de l’uranium ou du plutonium n’est pas négligeable. Le site reste sujet à toute vulnérabilité d’ici là, et cible potentielle mais hautement fragile d’autres séismes et/ou tsunamis.

En sus, ce ne sont pas moins de 2 200 tonnes de combustibles qui sont répartis dans les quatre réacteurs, les combustible usés (issus de plusieurs années de fonctionnement et de plusieurs réacteurs) étant contenus dans les piscines de refroidissement. Ces piscines constituent le danger le plus grave. Elles doivent être placées sous haute surveillance à l’avenir.

Car, pourtant plus protégées qu’en France, les piscines de refroidissement n’ont pas de solide enceinte de confinement, ne possèdent pas de barrière secondaire de béton et d’acier. Un tremblement de terre ou un tsunami pourrait provoquer un incendie radiologique, rompre et vider les piscines, impliquant un rejet énorme de produits radioactifs (on estime la quantité à dix fois celle rejetée à Tchernobyl). Comme visé sur le schéma ci-dessus, les piscines des combustibles se situent au-dessus des réacteurs, difficiles d’accès encore une fois et dans une zone où la radioactivité est trop élevée. Elles se trouvent vulnérables face au risque élevé qu’un futur tremblement de terre les fasse tomber, s’écrouler. Les chantiers pour les vider n’ont fait qu’être repoussés (la projection est actuellement pour 2028).

(source : AFP)

Le travail urgerait. Mais les 4000 à 5000 personnes qui s’affairent chaque jour sur le site de la centrale ne peuvent mieux. Pour l’heure, les opérations de nettoyage et de démantèlement des gravats et enchevêtrements extérieurs sont effectués par des sous-traitants sous-payés (il y a jusqu’à six niveaux de contractants), quand ils ne sont pas des sans domicile fixe. Les conditions de travail sont très difficiles. Ce marché attire des fournisseurs de main d’œuvre parmi lesquels des groupes yakuzas. Les salariés, comme la plupart d’entre eux ou les générations antérieures le faisaient déjà, interviennent sans information suffisante ni assurance ou mesure de sécurité conséquente. Des procédures obligent chacun des ouvriers à changer régulièrement et rapidement de leur zone de travail très radioactive à des zones à faible rayonnement. Ce découpage en 3 zones (de couleurs) permet aux employeurs de céder des salaires différenciés, ce qui pousse les salariés à tricher avec le référencement de leur dose journalière afin qu’ils puissent maximiser leurs gains en multipliant les interventions en zone rouge.

Depuis le début, 60 000 liquidateurs auront œuvré sur le site. Une grande partie n’a fait aucun bilan de leur dose cumulée. D’autres ont été mobilisés pour décontaminer alentours, dans des conditions de sécurité pas moins légères.

Côté civil, le tableau n’est pas plus reluisant. L’évacuation d’urgence passée, le retour des habitants est souhaité par les autorités qui lèvent au fur et à mesure les ordres de dispersion et confirme l’arrêt des subventions et autres aides publiques, l’abandon des logement gratuitement mis à disposition depuis 2018. A part la zone dite ‘de retour difficile’, le retour effectif est inversement proportionnel au taux de contamination des cercles géographiques entourant le site sinistré.

Les seuls versements existants sont ceux invitant les habitants à se réinstaller dans la région, voire à créer des entreprises.

Selon Cécile Asanuma-Brice, chercheuse en sociologie urbaine au CNRS et spécialiste du Japon contemporain, la gestion des populations à la suite de la catastrophe est sujette à critiques.

  Dans les 50 000 logements provisoires qui ont été construits dans l’urgence, aux surfaces limités entre 18 m2 pour une personne à quelques 35 m2 pour une famille, les conditions de vie étaient difficiles, en été, en hiver, durant la saison des pluies pendant laquelle tout pourrissait. L’air conditionné était à la charge des habitants qui n’avaient pour partie plus de salaire. La politique du logement dans le moment d’un désastre nucléaire est compliquée. Un tournant assez radical va pousser les habitants à revenir dans les zones contaminées d’évacuation, en coupant l’aide au refuge. Et une politique de reconstruction est en cours.

Le gouvernement japonais a donc levé dès 2017 l’ordre d’évacuation dans la plupart des 12 communes de la zone, appelant la population à revenir. Devant l’impossibilité d’évacuer efficacement la population concernée de toute une zone contaminée, les autorités japonaises avaient fixé les nouvelles normes à 20 fois les limites sanitaires internationales. L’abandon de la surveillance médicale de la population est à craindre dans les prochaines années. Pourtant, de telles expositions ionisantes seraient susceptibles de provoquer des problèmes de santé plusieurs années après, même si les liens de causalité sont toujours difficiles à prouver sur de telles périodes.

Malgré ces aides financières levées, les normes révisées voire les dispositifs de subvention à la création d’activité économique, selon les chiffres officiels, il reste toujours 36 000 à 41 000 déplacés qui ne peuvent toujours pas rentrer chez eux car les doses de rayonnement annuelles restent à plus de 50 millisieverts, soit plus de 10 fois le rayonnement de fond annuel typique.

Vivre autour de la centrale expose à des conditions de vie très dégradées, en termes d’habitat, de revenus… et à cause des radioéléments qui se seront déposés. Les ‘points chauds’ répertoriés délivrent encore par endroit des taux de radioactivité 10 à 20 fois le taux d’avant l’accident.

(source : BD en ligne)

Le décapage de la couche superficielle du sol sur une épaisseur de 5 cm a été la principale méthode retenue par les autorités japonaises pour « assainir » les terres, une méthode coûteuse (environ 24 milliards d’euros) et génèrant des volumes importants de déchets. Les pelleteuses mécaniques et les pelles manuelles auront extrait la terre du sol pour l’enfermer dans des sacs. Racler quelques centimètres des sols, laver les toits… devaient participer à une action de ‘décontamination’ que l’on sait illusoire. Mais la politique d’un retour des populations primait. Le sol contaminé est alors trié en différentes catégories en fonction du niveau de césium, engendrant plus de 15 millions de sacs poubelles (à raison d’un mètre cube de déchets contaminés par sac) répartis sur 114 700 sites au sein de la préfecture de Fukushima. Mais les graines présentes germent, au gré des saisons, et leurs pousses éventrent les sacs. Les sols et débris contaminés sont susceptibles d’être remis en circulation et déplacés au gré des vents, les forêts alentours contaminées y contribuant d’autant.

L’érosion des sols et les transferts de contaminants dans les cours d’eau est également impactant sur la dissémination inéluctable de la radioactivité, en cette région du globe souvent frappée par les typhons et d’autres événements pluvieux intenses.

Une nouvelle installation de stockage de déchets radioactifs est actée dans la préfecture de Fukushima car ces derniers ne cessent de s’accumuler (17 à 20 millions de mètres cube). L’installation située à proximité du complexe nucléaire de Fukushima est destinée à stocker de la terre et d’autres déchets contaminés recueillis au cours des travaux de décontamination pendant une période pouvant aller jusqu’à 30 ans.

Les réacteurs 1 à 3 auront rejeté une quantité de césium (césium 137 radioactif) près de 170 fois supérieure à la dispersion mesurée de substances radioactives lors de l’explosion de la bombe atomique à Hiroshima. Ce chiffre émane d’un rapport que le gouvernement japonais a remis à l’AIEA (agence internationale de l’énergie nucléaire). La zone périphérique n’est pas la seule à avoir été touchée : le gouvernement de Tokyo aura confirmé que ses habitants avaient inhalé 3600 Bq de particules radioactives, pour le seul mois de mars 2011.

Prégnante est la question des expositions et de la protection sanitaire des populations, qu’elles aient été déplacées, qu’elles aient subi le panache radioactif qui a fait le tour du monde ou qu’elles aient été affectées par les rejets marins se retrouvant dans la chaîne alimentaire. Avec quelles conséquences notables ?

Via le programme de recherche TOFU (Traçage des conséquences environnementales du tsunami) et le projet AMORAD (Amélioration des MOdèles de prévision de la dispersion et d’évaluation de l’impact des RADionucléides au sein de l’environnement), le CEA et l’IRSN suivent la contamination radioactive dans l’environnement afin d’en comprendre la redistribution/dispersion des radionucléides, via les cours d’eau, les mouvements de terrain… Cela ne prend toujours pas en compte les forêts (non assainies compte tenu de la difficulté technique et des coûts très importants que représenteraient ces opérations), ce qui est bien dommageable puisqu’elles couvrent 75 % des surfaces situées au sein du panache radioactif et se révèlent être un réservoir à long terme de radionucléides (césium…) pouvant recontaminer les terres alentours à cause des vents, des précipitations. Aussi, dans ce cadre encore, les éléments considérés sont retreints au césium (134 et 137 ), l’argent (110), les isotopes 238, 239, 240 et 241 du plutonium, l’américium (241).

Le césium est un élément radioactif important et très volatil (au cours de la fusion des cœurs à Fukushima, il a formé des particules de verre résultantes CsMP de quelques microns ou dizaines de microns de diamètre). Sa demi-vie radioactive est de 30 ans mais il est facilement soluble dans l’eau, pénètre rapidement dans le sol et les eaux, s’accumulant dans les plantes et les animaux. La principale voie d’exposition interne au césium passe alors par l’ingestion d’aliments contaminés. La Commission internationale de protection radiologique (CIPR) établit des normes de sûreté radiologique et reconnaît que le césium 137 s’accumule chez les êtres humains. De nombreuses équipes scientifiques étudient les sols de la zone d’exclusion nucléaire de Fukushima Daiichi pour y détecter les particules de césium. Mais des particules plus grosses (supérieures à 300 micromètres), avec des niveaux d’activité beaucoup plus élevés, ont également été libérées.

Particularité : toutes les enquêtes se sont concentrées sur un nombre de radionucléides restreint, césium et iode seulement alors que des dizaines existent et ont été relâchés. Pourquoi ne s’en tenir qu’au césium par exemple ? Ce radioélément émettant beaucoup de rayonnements gamma, rayons plus faciles à mesurer (ils traversent la plupart des matériaux), la mesure quantitative s’en trouve facilitée. Mais ne mesurer que cela ne dit rien des autres radionucléides contenus dans la nourriture (strontium 90, carbone-14…). Le programme de surveillance alimentaire s’en trouve déficient par leur protocole, et l’impact des radioéléments s’en trouve faussement diminué, d’autant que les tests ont été sérieusement réduits sur cette décennie. L’ampleur de la contamination alimentaire n’est donc que mal évaluée, la bioaccumulation sous-estimée. La CIPR admet pourtant que de faibles doses de césium peuvent atteindre un niveau de concentration néfaste par simple bioamplification dans le corps.

S’il n’y avait que cet élément. Le strontium 90 libéré dans l’atmosphère par Fukushima revient sur la Terre avec les pluies ou sous la forme de poussières, pénètrent dans le sol, dans les végétaux comestibles, puis dans le corps humain, où il se loge dans les os. Provenant de l’accident, du plutonium (le radioélément artificiel le plus toxique sur notre planète) a été détecté jusqu’à cinquante kilomètres voire deux cents dans certaines conditions des réacteurs endommagés, via les particules de verre. Le risque d’inhaler des particules de poussière contenant de l’uranium ou du plutonium est à prendre en compte, l’impact sur la santé de ces deux éléments chimiques étant conséquent.

Premier constat de santé publique malgré tout : en février 2016, 167 enfants de moins de 18 ans sont atteints d’un cancer de la thyroïde (213 de moins de 25 ans), ou suspectés de l’être, sur un échantillonnage de 370 000 individus (diverses campagnes de dépistage ont été mises en place par l’université de médecine de Fukushima). Le taux naturel s’élevant à 2 malades/1 million (moyenne nationalement connue), le taux de cancers de la thyroïde des moins de 18 ans aura été multiplié par 50, une hausse statistique significative (16 fois plus chez les moins de 25 ans). De plus, la répartition géographique des cas de cancer thyroïdien épouse celle de la contamination radioactive de la région. Mais, selon l’IRSN, cela ne serait dû qu’à un effet de dépistage (un surdiagnostic quoi)… Deuxième constat : le cancer de la thyroïde est la seule maladie étudiée (mais pas pour les plus de 25 ans). D’abord car le stumeurs cancéreuses spécifiques se déclarent relativement rapidement. Mais rien n’est entrepris pour les autres maladies comme la leucémie qui sont associées à une exposition irradiante.

Avec les mois et les années, les mesures officielles s’espaceront, participant de cet oubli du danger quotidien. En sus, une augmentation des maladies chroniques, la baisse du bien-être général, la libération de plus de 500 pétabecquerels de radioactivité dans l’atmosphère feront partie du nouveau niveau de référence. Il s’agit pour les autorités de faire retrouver une vie normale et renormée. Dans cette approche de résilience, le consultant Hériard-Dubreuil aura encore mis à contribution ses compétences et expériences, accumulées depuis la réhabilitation de zones touchées après l’accident de la centrale nucléaire de Tchernobyl de 1986. Nous reparlerons longuement sur ce site de ces projets dédiés et qui ont été adaptés à la gestion crisique de Fukushima. En résumé, il s’agit simplement d’en passer par la responsabilisation de chacun des citoyens, faire de chaque habitant « un acteur de sa propre vie ». Le mot-valise « résilience » est lâché systématiquement quand il s’agit de trouver une solution à une catastrophe, cette solution se limitant au laissez-faire.

Ce concept de résilience, proche de l’hormèse, est la ‘capacité à rebondir après un choc, une épreuve traumatique’ (catastrophe naturelle, deuil…). Thierry Ribault, chercheur au CNRS, a été observer comment cet outil se mettait en place au Japon à la suite de l’accident, en zone contaminée, pour faire accepter la vie exposée aux rayonnements, les habitants devenant cogestionnaires de leur propre condition.

  La résilience permet de clore l’impossibilité de résoudre cette catastrophe. […] Les technologies de la survie, les recette miracles permettent de répondre au désastre technologique. […] Il existe plusieurs formes de production d’ignorance organisée dans le cadre de la catastrophe de Fukushima. Par exemple, de la référence à l’espace concerné, au rétrécissement de la zone géographique mais aussi des points chauds qui permettent de ne pas s’intéresser aux points froids qui sont pourtant également contaminants. On réduit la contamination à une zone géographique alors qu’elle s’inscrit dans le temps, rendant impossible le retour au pays natal préexistant car il y a une irréversibilité de la radioactivité. Ou encore, les normes qui empêchent de penser simultanément les nuisances et les dimensions économiques à préserver malgré les nuisances. Cette remise en cause des normes passe par la prise en charge individuelle, par l’édition de ses propres limites, une façon de psychologiser la catastrophe. C’est [alors] la norme qui tuerait, et pas la radioactivité, soit l’exposition à une situation impossible à gérer. La démesure d’une catastrophe questionne véritablement la société industrielle. Il faut sortir de notre prétention et prendre conscience de notre impuissance pour analyser quelles sont les causes de nos malheurs.

L’idée sous-jacente est de toujours arriver à s’en sortir, même du pire, en s’adaptant. Pas seulement par le truchement d’innovations qui pourraient prêter à sourire (le riz anti-atomique par exemple).

Au regard des dégâts directement imputables et de ceux qui se déclareront à long terme, la question des indemnités reste et restera d’actualité plusieurs années. Une loi nippone de 1961 porte bien obligation de réparation des dommages nucléaires et contraint l’exploitant à débloquer une réserve de sécurité d’un milliard d’euros avant toute projet d’exploitation. Mais les sommes beaucoup plus conséquentes devant être engagées lors d’un accident entrainent des conflits juridiques longs. D’abord exclus de toute responsabilité, la Haute Cour de Tokyo a finalement tenu le gouvernement ainsi que Tepco responsables de la catastrophe nucléaire de 2011, ordonnant aux deux de payer plus de 2 millions d’euros en compensation à plus de 40 plaignants contraints d’évacuer leur habitation, mais a annulé une décision antérieure d’un tribunal de district portant sur la responsabilité du gouvernement central. La Haute Cour de Sendai a ordonné de verser 8,2 millions d’euros de dédommagement à 3 550 des plaignants. D’autres juridictions ont conclu à l’acquittement d’anciens dirigeants et au classement sans suite des responsabilités.

La visibilité judiciaire est éclairée de pénombres. Et la trentaine de procédures en cours dans tout le pays ne semble pas pouvoir être conclu dans des délais décents pour les citoyens concernés.

Pendant ce temps, le tourisme de catastrophe se développe et l’accueil des jeux olympiques cet été prochain est attendu comme une façon pour les autorités afin de rassurer les populations.

Apprendre des erreurs

 

Surtout de celles des autres, puisque nous est donnée la chance d’améliorer la sûreté de nos réacteurs à l’aune de la tragédie d’autrui. Contrairement à Tchernobyl, la catastrophe de Fukushima s’est produite dans un pays industrialisé organisé selon des standards occidentaux. Nos institutions se doivent absolument de montrer et démontrer que nous prenons la mesure de l’avertissement, afin de rassurer. Alors, toujours selon nos autorités, « il y [aurait] désormais un avant et un après Fukushima ». La criticité de différents ensembles nucléaires au Japon n’ayant jamais remis en cause l’important programme nucléaire nippon, pourquoi en serait-il autrement en France ?

Fukushima est venu reconfigurer les anciennes prescriptions techniques supposées garantir la sûreté nucléaire, affirmées comme optimales antérieurement. Des « stress-tests » sont donc menés pour éprouver nos prétentions. D’où découleront des préconisations, décisions et actions.

Les conclusions des évaluations complémentaires de sûreté (ECS) sont marquées par l’importance des agressions naturelles sur la sûreté des réacteurs. Dans le cadre de l’opération onéreuse du grand carénage (GK dans le jargon interne, de l’ordre de 55 milliards d’euros), l’ASN prescrit par exemple la mise en place d’un ‘noyau dur’, soit les matériels vitaux à protéger, dans l’objectif final d’éviter la perte totale en eau froide car il faut s’assurer que les barres d’uranium soient maintenues en toutes circonstances à température adéquate. Pour cela, quelques travaux d’adaptation, d’aménagement sont programmés, pour augmenter la robustesse de l’ensemble des installations nucléaires de base, éviter les rejets radioactifs dans l’environnement en cas de problème ultime. Marier sûreté et robustesse.

Tout le monde a bien compris qu’il faut absolument éviter un accident avec fusion du combustible, voire en limiter la progression… Car la formation d’un corium rend inaccessible un site pour une durée indéterminée, une résolution de rejets radioactifs et une vulnérabilité bien trop étalées dans le temps.

  Les agressions naturelles externes, dont la sévérité dépasse celle considérée dans le référentiel de sûreté de l’installation, retenues pour la conception du noyau dur sont le séisme, l’inondation (dont les pluies de forte intensité), les vents extrêmes, la foudre, la grêle et la tornade.

Revoir les référentiels à la hausse, notamment sismiques, celui du Teil y aura contribué. Comme un nouvel avertissement. L’impossible semble décidément de plus en plus possible.

Un cas particulier pourrait nous placer dans une situation terriblement dangereuse pour la santé publique : il ne fait plus de doute que nos piscines ont été identifiées comme étant des points de fragilité, à cela il convient d’ajouter que certaines d’entre elles enferment du MOX, un mélange d’oxydes qui contient du plutonium. Le potentiel catastrophique de ces ensembles ne fait guère de doutes.

Mais de toutes ces volontés d’améliorer la sûreté, il faut en vérifier les actions. Sur ce point, l’IRSN aura douché EDF comme on arrose un corium : abondamment. L’objectif plein et entier de ce vaste programme ne sera atteint que pour 2034. Bien après les visites décennales des 40 ans (VD4) censées elles-mêmes entériner la possibilité de la poursuite des exploitations ? Oui. Et, comme nous ne sommes pas à l’abri d’aléas naturels conjugués et cumulatifs, autant avouer que rien n’est rassurant dans cet avis. Comme le précise encore l’IRSN, le retour d’expérience de Fukushima-Daiichi montre que ces situations ne sont pas improbables.

  Le calendrier industriel retenu par EDF implique ainsi que les derniers réacteurs du parc électronucléaire disposeront d’un noyau dur complet et totalement opérationnel face aux risques d’aléas extrêmes après 2030. […] Des écarts de conformité susceptibles de remettre en cause la gestion des situations accidentelles […], ou d’accroitre la probabilité d’occurrence de ces dernières, demeurent et sont, pour certains, susceptibles de perdurer. Par exemple, un écart relatif à des phénomènes vibratoires en amont des motopompes du système permettant le refroidissement du cœur par les générateurs de vapeur dans certaines configurations de fonctionnement est présent sur une partie des réacteurs de 1300 MW. Les vibrations observées au niveau des tuyauteries de ce système les fragilisent et peuvent à terme entraîner une fissuration voire une rupture d’une tuyauterie, ce qui conduirait à la perte de ce système. [Des contrôles de la majorité des sources électriques existantes] ont permis de relever de nombreux défauts dont 55 étaient des écarts de conformité remettant potentiellement en cause la fonctionnalité des matériels en cas de séisme. […] Actuellement, les procédures de conduite incidentelle et accidentelle d’EDF en vigueur sur les réacteurs du parc en exploitation ne prévoient pas la gestion d’une situation [sur] site. En particulier, en cas de situation [de perte de la source froide affectant un site dans la durée] affectant un site de réacteurs de 900 MW, les moyens communs d’appoint en eau, partagés entre deux réacteurs appariés, pourraient ne pas être disponibles pour l’un des deux réacteurs. […] La gestion des situations [de perte totale des alimentations électriques affectant un site dans la durée] est potentiellement affectée par des anomalies d’études et des écarts de conformité. Ces anomalies d’étude affectent en particulier l’estimation du risque de créer une brèche aux joints des pompes primaires. […] Les délais de réalisation de ce programme [d’améliorations prévues à long terme visant à renforcer la robustesse des installations face à des agressions de niveau extrême] sur les sites d’EDF apparaissent cependant plus importants que ce qui est constaté à l’international [… et] s’étendront a priori jusqu’à 2034.

Des motopompes fissurables, des écarts de conformité, pour changer, sur les diesels de secours (DUS), ces derniers placés en sous-sol (ce qui est avisé pour les tremblements de terre mais peu efficient en cas d’inondation, surtout qu’ils sont dépourvus de conteneur étanche), des piscines de stockage de combustibles usés mal protégées… Et EDF de pêcher par ses démonstrations de sûreté relative aux maîtrises d’une situation incidentelle ou accidentelle critique. A cela, nous pouvons rappeler que des réacteurs 900 MW vieux de quarante annuités présentent de sérieux problèmes de sécurité, avec un risque d’une rupture brutale de cuve par choc froid sous pression.

Il faudra être patient car les études et les travaux prescrits par l’ASN ne seront terminés au mieux que 5, voire 6 ans. Après la 4ème visite décennale. Certains réacteurs ne satisferont aux nouvelles normes qu’à moins de 5 ans de leur 5ème visite décennale. Un « échelonnement » des tâches consécutif à l’ampleur des travaux. Encore une fois, entre capacités industrielles et sûreté nucléaire, les autorités ont tranché.

Et si on se donnait rendez-vous…

 

La centrale de Fukushima est toujours dans une situation critique et continue d’émettre en permanence d’importants rejets radioactifs. La situation reste actuellement une catastrophe nucléaire. Elle dure depuis dix ans. Quant à ses impacts environnemental et sanitaire, ils pourraient encore s’accroître compte-tenu des longues échelles de temps. Le site est susceptible de se dégrader face à un séisme et/ou un tsunami. Et encore ne faut-il attendre des événements à nouveau exceptionnels pour que la situation se dégrade : les sacs s’éventrent, mais pas seulement puisqu’un conteneur contenant des déchets radioactifs a fui, parmi de nombreux conteneurs empilés, à cause d’un état corrodé et rouillé avancé.

Le site n’est à l’abri de rien. D’ailleurs, le dernier tremblement de terre, en plus d’avoir médiatisé la défectuosité de certains sismomètres répartis sur la zone, aura démontré que la gestion à long terme de cet accident est à surveiller distinctement. L’eau de refroidissement et les niveaux de pression ont chuté à cette occasion dans les réacteurs des unités 1 et 3, indiquant des dommages à leurs chambres de confinement primaire. Les dégâts existants ont donc été augmentés et de nouvelles voies de fuite ont été créées. Les risques encourus d’une radioactivité à nouveau largement disséminée sont élevés tant que le démantèlement ne sera pas terminé, tant que le stockage des eaux contaminées sera atteignable… La vulnérabilité du site reste entière alors que la gestion est déjà extrêmement contraignante sur place.

Le suivi de la situation est essentiel, pour le Japon en général et le monde sans doute en particulier. Son analyse primordiale. Cela n’aura pas empêché l’IRSN à licencier une chercheuse, car les résultats de ses recherches à Fukushima n’auraient pas cadré avec les préjugés et attendus de ses supérieurs hiérarchiques. Cette affaire sera abordée distinctement ultérieurement tant elle est représentative des complications qu’entraine une parole scientifique libre au sein des instances régulatrices du nucléaire civil en France.