Fissures impossibles
Une exposition sur les traces laissées par l’humanité. Pas les peintures pariétales préhistoriques. Celles que nous disséminons à force de production nucléaire. Avec comme point de fuite et horizon lointain la problématique de communiquer aux générations futures la présence des déchets correspondants.
(impression numérique sur calque)
Si nous faisons preuve d’intérêt pour l’archéologie et la paléontologie, rien ne permet de connaitre la propension à ces activités des civilisations humaines futures. Et comme nous savons encore moins les modalités et les manières qui seront usitées pour ces actions éventuelles, nous devons anticiper la façon de communiquer avec elles concernant les zones dangereuses que nous sommes en train de léguer.
Au Théâtre de la Ville de Paris, Fossiles Impossibles explorait l’héritage du nucléaire à l’échelle mondiale, de l’énergie à l’armement, de ses matières fissiles à ses fossiles. Ou comment donner à savoir les sites de nos déchets radioactifs, témoins pérennes de notre ère.
// En Bref //
• De la difficulté de la mémoire que l’on garde des lieux
• Des échelles de temps à surmonter pour délivrer un message
• Une résidence pour explorer, une exposition pour restituer
• Ou comment l’art ouvre la réflexion sur l’infinitude et la complexité de la gestion des oeuvres humaines ruineuses
// En Bref //
Encombrantes ruines ruineuses
En guise d’introduction, les visiteurs ont la chance d’assister à la démonstration d’une chambre à brouillard. Soit celle des particules nucléaires qui nous environnent à chaque instant et rendues visibles. Toute une prise de conscience via ce matériel analogique.
(trainées de condensation formées par les particules alpha et béta / chambre à brouillard)
Voilà pour le quotidien. Mais parmi cet univers nucléaire naturel, certaines zones sont rendues plus denses radioactivement, par l’entrepôt de combustibles usés par exemple. Ces résidus à haute activité et à vie longue que les exploitants se doivent de rendre inaccessibles aux générations futures. Vie très longue pour certains.
Mais alors, comment communiquer sur des périodes supérieures à des dizaines de millénaires ? C’était déjà l’objet d’une bande dessinée d’Etienne Davodeau. Comme lui, d’autres artistes se plaisent à explorer cette vertigineuse question qui pourrait dépasser la seule Humanité, ce lourd héritage légué par-delà Homo sapiens en d’innombrables sites marins, terrestres.
Parmi iceux, Kaspar Ravel a mis à profit ses études en mathématiques et ses compétences en programmations informatiques (du codage à la stéganographie) au service d’un projet artistique particulier : imaginer une modalité pour signaler et une manière de communiquer concernant particulièrement une zone emprise de dangerosité.
Epris de la théorie de la communication à la sauce Marshall McLuhan, Kaspar trouve dans cette exposition à mettre en valeur une autre façon de développer sa critique des médiums et des messages à transmettre, à travers de multiples performances.
Notamment le glitch art, que le précurseur J. J. Murphy aura expérimenté jusqu’à en devenir référence en la matière. Ce protocole a été utilisé cette fois pour restituer des images tirées de vidéos d’exploration urbaine dans la zone d’exclusion de Tchernobyl : les accidents numériques conservés sont les données ‘perdues’ lors de la compression des images, reproduites ici sur des calques pixel par pixel à la manière d’un négatif.
Entre impressionnisme et pointillisme, comme des photographies altérées par la radioactivité finalement, une désagrégation de même ordre que celle constatée sur les pellicules de Igor Kostine.
Si cela ne répond pas encore vraiment à la problématique générale, celle de céder des informations d’importance au-delà de centaines de générations d’humains, le résultat final participe du processus réflexif, via une ‘extension de la conscience’.
Pour mieux s’assurer de la pertinence du message, Kaspar va convertir les coordonnées latitudinales et longitudinales de 42 sites nucléaires mondiaux. Sous forme d’armures fondamentales de tissage ou à la manière des cartons Jacquard. De quoi reproduire lesdites données de géolocalisation sur un tissu.
Kaspar Ravel explore finalement les potentialités d’encodages sous forme d’ADN. Une conversion sous forme binaire puis une équivalence en suite de bases azotées, formant un ADN artificiel encapsulé hermétiquement.
L’activité artistique ne manque pas de s’intéresser aux problématiques nucléaires, leurs tenants et aboutissants, à ce que l’usage des produits fissiles suppose et engendre. De la sonification et spacialisation aux immersions sonores, les installations ne manquent jamais d’éveiller la réflexion, de la prise de conscience de la ‘cécité apocalyptique’ au bouleversement philosophique de la théorie des ‘communs négatifs’.
Pour Kaspar Ravel, il ne s’agit nullement d’adopter une posture solutionniste et de donner à ses expérimentations des perspectives pratiques que l’Andra pourrait saisir, empêtrée que l’agence est justement dans ce problème.
D’ailleurs, comme toute solution envisagée jusque-là, les pistes artistiques explorées de Kaspar Ravel ne sont pas parfaites : qu’est-ce que seront les coordonnées spatiales dans plus de 100 000 ans ? Quels accès à la technologie seront encore permis ? Quel rôle la tectonique des plaques aura-t-elle joué sur la localisation des sites contaminés ?…
De ce travail comme d’autres, il est laissé présagé que rien ne pourra permettre d’assurer une communication universelle et pérenne sur les conditions de stockage, les localisations exactes et la nature des déchets radioactifs présents.
N.B. L’exposition était le fruit d’une résidence à Sorbonne Universités. Certaines visites guidées étaient effectuées avec le concours de Olivier Dadoun, physicien et informaticien au Laboratoire de Physique Nucléaire et des Hautes Énergies.
La problématique de communiquer aux générations futures la présence des déchets nucléaires très toxiques et extrêmement dangereux pendant plus de cent mille ans, voilà une idée qu’elle est bonne, mais comment faire ?
Personne chez les scientifiques et les pronucléaires n’est capable de répondre à cette question pourtant cruciale !
Et pendant ce temps-là, les Shadoks pompent toujours, cela dure depuis plus de 50 ans. Ils chérissent l’une de leurs grandes devises : « Il vaut mieux pomper même s’il ne se passe rien que de risquer quelque-chose de pire en ne pompant pas. »