Fukushima, un Gouvernant Mutant
Le 11 mars 2011, la catastrophe nucléaire de Fukushima allait déclencher l’arrêt du nucléaire au Japon. Naoto Kan, Le Premier Ministre qui pris cette décision était pourtant un fervent partisan du nucléaire. Quelle mouche l’a piqué ? Nous l’avons rencontré à l’occasion de la projection d’un film qui raconte les 5 jours qui ont suivis l’explosion des réacteurs.
Dans le débat sur le nucléaire, les positions sont tranchées et inconciliables. Les antis sont convaincus du danger latent auquel serait exposée l’humanité. Tandis que les pros sont certains de la sûreté des installations, que seul un incident extérieur et/ou naturel majeur peut mettre à mal. Parfois, rarement dans ce type de dossier manichéen, des personnes passent d’un camp à l’autre. Cela est d’autant plus remarquable quand l’exfiltré a été un acteur majeur de la chaîne de décision œuvrant au choix nucléaire. C’est le cas de l’ancien premier ministre japonais Naoto Kan, venu présenter le film ‘Fukushima, le couvercle du soleil’ (la sortie nationale a eu lieu le 6 mars 2019).
// En Bref //
• L’accident a bouleversé le Premier ministre Japonais
• Il milite maintenant contre le nucléaire civile
• Le film retranscrit fidèlement les premières heures suivant la catastrophe
• Les conséquences ne sont pas encore totalement considérées
// En Bref //
Naoto Kan, le mutant
Voilà bien une mue intellectuelle et idéologique intrigante. Car avant même ce désastre, Naoto Kan était un fervent défenseur de l’énergie nucléaire. Comme la majorité de la classe politique nippone d’ailleurs. De quoi porter le Japon au rang de troisième pays le plus nucléarisé. A savoir que le Japon comptait 54 réacteurs nucléaires, répartis en 18 centrales (produisant 35% des besoins électriques) avant 2011. L’énergie nucléaire civile y était synonyme de confort, progrès et modernité.
Mais le 11 mars 2011, le plus violent séisme jamais mesuré au Japon secoue les fonds marins situés au large de la côte est de l’archipel. Quelques dizaines de minutes plus tard, la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi est frappée et noyée par une série de vagues. Le système de refroidissement mis hors service, certains réacteurs ne sont plus refroidis. Ce qui ne laisse que peu de temps avant l’emballement final : trois des six bâtiments-réacteurs explosent, amenant à une fusion partielle ; un incendie se déclare dans la piscine d’entreposage du combustible. Brèfle, nous assistions sur nos écrans au plus grave accident nucléaire de l’histoire.
L’équipe du premier ministre doit donc faire face à cette situation catastrophique. Ce sont ces cinq premiers jours, dès l’annonce du tsunami ravageur, que le film retrace. Chose étonnante : le réalisateur préfère présenter son film comme une fiction, un polar. C’est pourtant bien à une crise nationale et étatique qu’il nous est donné d’assister. Et la présence de Naoto Kan ne fait qu’appuyer le propos : la démonstration cinématographique reprend les faits, rien que les faits. Nous frisons donc la reconstitution documentée.
Japon, 11 mars 2011. Plongez au cœur de la vérité !
(slogan du film ‘fictionnel’)
Mais une vérité parmi d’autres certainement.
Un film sans effet numérique
Les prises de vue, la musique dramaturgique omniprésente et la mise en scène peuvent rebuter de prime abord le public occidental. Mais l’intérêt primordial de cette reconstitution réside entièrement dans le scénario, en ce qu’il reprend le déroulé des dizaines de premières heures du sinistre. Les faits révélés peuvent sourire à l’ancien premier ministre, sans doute attaché de répondre aux critiques de sa gestion controversée auxquelles il a fait face dans son pays. Mais cette plongée au cœur de l’appareil d’Etat nous permet avant tout de juger, grandeur nature, de la capacité d’une nation industrialisée à faire face à un tel désastre.
Aussi, nous découvrons au fil des minutes le décalage flagrant qui prévaut entre les informations disponibles au siège social de l’opérateur Tepco (société en charge de la gestion de la centrale de Fukushima Daiichi) et celles transmises à la cellule de crise sise dans la résidence du premier ministre, les communications déplorables reçues entre les protagonistes, le manque de données utiles à la prise de décision, l’incompétence de certains responsables…
Il y avait une telle confusion. Les informations les plus élémentaires n’étaient pas obtenues. Les informations directement transmises n’étaient pas possibles à l’époque.
Si bien que le premier ministre décidera de se rendre en hélicoptère sur le site de Fukushima, afin de rencontrer la direction sur place durant une petite heure de visite. Il y prendra conscience de l’état catastrophique de la situation. Et sans doute ce moment cauchemardesque, plus que tout, aura participé de son choc psychologique : l’état matériel du site, la gestion chaotique, les solutions bricolées auront persuadé Naoto Kan que l’Homme ne peut rien face à l’accident nucléaire.
Devenu le gestionnaire ultime du pire accident nucléaire jamais vécu, Naoto Kan voit son pays au bord du cataclysme. Et le gouvernement d’apparaître, parmi tous les acteurs de cette tragédie, le plus éloigné de l’évaluation de la situation, le moins bien placé pour prendre les décisions qui doivent lui revenir. Pétrifié, tétanisé.
Ce qui est certainement le plus déplorable aura été la confiance aveugle qu’ont exercé les gouvernements successifs. Celui de Naoto Kan compris, qui aura planifié que la part du nucléaire passe de 30 à 50%. Malgré les signaux d’alerte d’une gestion purement financière du parc nucléaire par les industriels. Ainsi, dès les années 80 et 90, Tepco falsifiait des rapports d’inspection et cachait l’existence de fissures dans l’enveloppe du cœur de certains de ses réacteurs. Ou comment le rapport investissements/rentabilité est une résolution à une seule issue…
Je ne suis pas technicien. Si l’on me dit que cela fonctionne, je considère que ces informations sont vraies. J’avais toujours pensé qu’en raison de l’excellence de la technologie de notre pays, nous ne pouvions connaître d’accident nucléaire comme celui de Tchernobyl. On a cru au nucléaire, technologiquement. 160 000 individus ont été évacués finalement entre le 12 et 15 mars. 340 km2 ont été interdits. Après cette catastrophe, on a fait des simulations. Si le quatrième réacteur avait fondu aussi, l’évacuation aurait été encore plus majeure, en prenant en compte un périmètre de 250 kilomètres autour de la centrale. Avec la ville de Tokyo impactée, cela aurait concerné 50 millions de personnes à transférer. Pour une durée de 40 à 50 ans. Ou plus. Mais le problème est celui des intérêts privés vis-à-vis des intérêts publics. Plus de précautions doivent être prises depuis Fukushima pour continuer à utiliser l’énergie nucléaire. Cela est donc plus cher. Et moins rentable.
Le gouvernement en activité à cette date fatidique, Tepco elle-même, n’étaient pas prêts à faire face à un tel événement extraordinaire. Conjoncturellement, les problèmes sur les réacteurs se sont accumulés, en un même temps. Structurellement, les réacteurs étaient par trop concentrés en un même site. Tous les spécialistes ont imaginé le pire mais n’ont pas imaginé une telle ampleur. Au moins aura-t-on appris maintenant qu’aucune hypothèse, la plus marquante soit-elle, n’est à écarter.
Godzilla for ever !
Si le Japon est habitué culturellement à ses Yokai et Kaiju, cette fois, le monstre était invisible, inodore et semblait difficile à maîtriser.
Ce monstre aura marqué, plus que tout autre, une population. Et un premier ministre en exercice. De manière indélébile. Naoto Kan aura ordonné en mai 2011 la fermeture de deux réacteurs de la centrale d’Hamaoka. Mais il aura dû modifier également les règles de protection contre les radiations (relèvement de 100 à 250 millisieverts de la dose maximale que peut recevoir un travailleur sur le site de la centrale ; ouverture des écoles tant que les radiations ne dépassent pas 3,8 microsieverts par heure, soit 20 millisieverts par an, c’est à dire la limite adoptée pour le personnel travaillant dans les centrales nucléaires en temps normal dans les autres pays nucléarisés, la dose maximale étant de 1 millisievert par an pour le grand public).
Depuis sa démission en août 2011, Naoto Kan milite inlassablement contre le Godzilla nucléaire immaitrisable et dénonce un déni national malgré le traumatisme déjà infligé par les bombardements nucléaires d’Hiroshima et Nagasaki. Un message qu’il martèle aujourd’hui sur tous les continents. Aux Etats-Unis, en Angleterre, au Danemark, en Corée, à Taïwan, en Pologne. Et donc aussi en France, pays où la part du nucléaire dans la production d’électricité (75%) est la plus importante au monde.
Entre 2013 et 2015, tous les réacteurs ont été arrêtés au Japon. Cette suspension soudaine rendait l’avenir électrique inconnu. Pour remplacer l’énergie nucléaire, le Japon s’est appuyé sur le gaz, un peu de pétrole, mais surtout sur une nouvelle politique d’énergie renouvelable et des économies d’électricité (diminution de 15% de la consommation des grandes entreprises entre 8 et 18 heures, baisse de la luminosité dans les bureaux, etc.).
Passé le choc, tout semble néanmoins reprendre son cours. Depuis 2018, suite à la victoire aux élections du parti libéral-démocrate favorable au nucléaire, neuf réacteurs ont été remis en service et trois sont en construction. A terme, le gouvernement de Shinzo Abe veut relancer quarante-deux réacteurs dans l’archipel d’ici 2030, sous les prétextes critiquables de déficit commercial, de lutte contre le changement climatique et d’explosion du prix et du coût de l’électricité non nucléaire.
Aujourd’hui, cette catastrophe laisse encore derrière elle plus de 73.000 déplacés, pour qui le haut niveau de radiation aux abords de la centrale complique toujours le retour définitif. Quant au démantèlement de la centrale, il se poursuit. La résolution de ce sinistre devrait prendre une quarantaine d’années au moins et coûter 624 milliards d’euros (sans compter les coûts liés au futur stockage des cœurs fondus). Plus que jamais, Naoto Kan tente de convaincre la communauté internationale en général et son gouvernement en particulier du danger que représente l’énergie nucléaire.
On ne sait quand une centrale va exploser. Mais quand ça explose, c’est terrible ! Aucune énergie ne vaut la peine de prendre ce genre de risque.
Venant d’un haut dirigeant de l’Etat nippon, ce témoignage interpelle. D’abord parce que, plus que jamais, la France possède un statut mondial exceptionnel : ses 58 réacteurs nucléaires civils en font le pays le plus nucléarisé sur Terre. Ensuite car dans le même temps, depuis la catastrophe de Fukushima Daiichi, il est de notoriété publique qu’un accident majeur ne peut être écarté. Jusqu’à maintenant, notre pays était convaincu par l’énergie issue du nucléaire. Par la puissance technologique déployée par son industrie nucléaire. Par les maîtrises techniques hors du commun qui enorgueillissaient nos ingénieurs. Par un idéal de sûreté normée parmi les meilleurs au monde dont le secteur se prévalait. Voilà qui aujourd’hui amène à rouvir le dossier convenablement, totalement.