Stop ou Anticor
Dans la lutte anticorruption, compte tenu des effectifs et services officiels réduits dédiés à la cause, il faut savoir compter sur des lanceurs d’alerte courageux, des journalistes scrupuleux et des associations engagées. Parmi icelles, Anticor doit sa visibilité médiatique aux vitupérations incessantes des différents responsables politiques s’escrimant à décrédibiliser ses actions. Sans leur concours, il faut avouer que les scandales révélés ne heurtent guère. Heureusement, sa renommée performe un peu à l’occasion de la cérémonie annuelle récompensant les divulgations ; avec une attention et une ovation non moins sincères portées aux plus illustres corrompus parmi les plus ingénieux d’entre eux.
Bon courage à ‘nous‘
Des limites planétaires presque toutes dépassées, le climat déréglé du nord au sud, les écosystèmes déstabilisés de la canopée aux racines, des millions d’espèces d’êtres vivants menacés d’extinction, l’économie calibrée pour paupérisée la majorité de la population mondiale… Et cela ne suffirait pas ?
Maintenant, surgit le point de bascule politique et démocratique tout aussi majeur, la fraiche investiture de Trump en point acméique symbolique. La polycrise est en cours. Façon film catastrophe.
Dans le monde politique, des associations non gouvernementales œuvrent en tous sens pour tenter de contrebalancer et redorer le blason de la fonction d’élu. Certaines telle Anticor luttent spécifiquement contre la corruption qui corrode la confiance des citoyens envers les représentants de la Nation.
Mais la prééminence d’une nouvelle force médiatique toute puissante vient défier leurs actions, les fragiliser face à une société civile biberonnée par le lait rance de la polarisation, du manichéisme, en des volumes de production qui ferait pâlir Lactalis.
Depuis plus de vingt ans, Anticor persiste. Contre vents et marées. Et ponctue ses activités d’une cérémonie de remise des prix éthiques, occasion annuelle de saluer les défenseurs de la probité les plus méritants. En sus, par le truchement d’une distribution de ‘casseroles’, il est offert de rire au dépend de ceux qui abusent de leur position de pouvoir (mais puisqu’on vous dit qu’il n’y aura jamais assez d’ustensiles de cuisine dédiés !).
En rire, oui. Car il reste cet ultime exutoire. Mais « la force d’en rire » résistera-t-elle à ce devenir post-démocratique ?
Le dernier gros fait d’armes d’Anticor est sa constitution de partie civile aux côtés de Sherpa et Transparency International dans le cadre du volet libyen des nombreux procès attentés à Sarkozy. Attentive du monde politicien, toujours enclin à de multiples abus, Anticor est perçue comme attentatoire à la bonne marche des affaires entre secteurs public et privé, aux jeux troubles des intérêts personnels au dépend du général.
Heureusement pour le pouvoir exécutif, l’électron libre peut être contraint. Depuis quelques années, son statut est en effet pendant tous les trois ans des décisions gouvernementales de lui accorder l’agrément en vue de l’exercice des droits de la partie civile. Un peu technique, mais mesure bien pratique pour le pouvoir politique : cet agrément se révèle être une essentielle permission pour prétendre combattre les corruptions, détournements de fonds publics dans toutes les juridictions françaises… Autant de délits qui participent de la défiance du citoyen envers la politique. Autant d’atteintes à la probité et à l’éthique, aux vertus morales attendues irréfragables dans le cadre démocratique de l’exercice de fonctions publiques.
Les coups de boutoir contre les actions légitimes menées au nom des citoyens se font de plus en plus pressants. Une volonté de taire qui n’est pas anodine, cependant que les alertes lancées par des civils, les investigations journalistiques se font chaque jour plus rares. Car les choses se gâtent.
Nous entrons dans le dur.
Nous ? Un ‘nous’ protéiforme, plus impalpable que l’opinion publique, inexistante au demeurant. Pour ‘nous’, le contexte est irrévocablement celui de l’impossibilité d’apposer dorénavant une grille analytique nuancée aux problématiques contemporaines, de nourrir les réflexions d’arguments plus ou moins denses, universitaires, étayés, de se soustraire des archétypes et manipulations médiatico-politiciennes, d’aiguiser son esprit critique face aux pourvoyeurs de l’ignorance.
Dur ? Comme une sensation poisseuse. Car le paysage médiatique finalise sa mue ; des oligarques milliardaires le phagocytant portent ostentatoirement des idéologies clivantes ; des droits des citoyens sont de plus en plus bafoués en France ; des devoirs de journalistes d’investigation sont empêchés. Dur oui : le manichéisme le dispute maintenant à la simplification des termes des débats.
Les derniers mohicans
Jusqu’à maintenant, de chaque épisode décourageant, restait vivace la perspective de débats possibles. D’une atmosphère démocratique encore persistante. Y a comme du mou dans la corde à nœuds depuis. Et il ne faut pas craindre de regarder une photographie de la situation.
D’abord, le paysage médiatique est oligopolisé. De quoi favoriser sans retenue censures, auto-censures, enquêtes annulées, interdites ou rendues impossibles, mises au pas des rédactions. Et faciliter les procédures baillons pour les quelques derniers indépendants.
(source : Le Monde diplomatique)
Sous le vernis du sombre tableau, les rayons X laissent apparaitre des manipulations téléguidées, de nouvelles formes de contrôle idéologique, une internalisation des logiques de propagandes et de répressions, sans plus aucun moyen pour les contester, une aliénation diffuse en cours et générale.
Franchissant les limites du néolibéralisme, l’Etat est ainsi vidé de sa substantifique moelle et saisi par une oligarchie, voire une ploutocratie, dans une optique de services entièrement dévolues aux mêmes. Marié à un contrôle exacerbé par la technologie et sans cesse augmenté, les modalités d’une autocratie théorisée par Jacques Ellul s’en trouvent mise en place.
Au-delà du cas particulier d’Elon Musk, l’essentiel du secteur de la technologie semble se rallier à une vision libertarienne et autoritaire, autoritariste même, et à un projet politique et économique illibéral. Encore que leur supposée ‘vision libertarienne’ souffre d’une mauvaise définition contemporaine : les fortunes de ces tycoons sont dopées par de gigantesques contrats publics ; une fois vidé, l’Etat est aussitôt envahi et orienté vers un objectif privé. Si bien que la ‘disparition’ de l’Etat, avec lui ses régulations, souhaitée par le libéralisme, est désormais remplacé par la maitrise d’un Etat calibré, permettant aux happy few de se libérer de la concurrence. La main invisible fait place à la poigne de fer, sans gants de velours. Au bout du bout, les milliardaires de la Silicon Valley font le vœu d’imposer l’intelligence artificielle, avec des racines idéologiques communes : eugénisme, transhumanisme et autoritarisme exercé sur la plèbe.
Il est loin le temps de la simple fabrique du consentement détaillée par Chomsky, de celle du doute usée jusqu’à la corde par les industries biotechnologiques, du tabac, des pesticides…, de la volonté d’enshittification du monde façon Bannon, de la complaisance tout en fénéantise envers la forfanterie agnotologique (‘l’ignorance, c’est la force’).
Devancés, dépassés par la vitesse d’exécution en cours, nous nous retrouvons impuissants face aux alignements des grosses nébuleuses et autres trous noirs, aux premiers rangs desquels celui du secteur de la technologie avec l’extrême droite, évolution profonde du capitalisme contemporain théorisée par le philosophe Michel Clouscard.
Dernier point pour parachever la morne composition photographique : le syndrome de post-vérité. Clément Viktorovitch, spécialiste de la rhétorique, a popularisé cette idée. Les faits ont moins d’importance que l’impact émotionnel et symbolique des discours politiques. Forts de cette dynamique, les responsables politiques adoptent une stratégie inédite du mensonge.
https://x.com/laRadioNova/status/1880202600710303999
Bref. Nous sommes au bout de la déconstruction et de la perte de repères.
Qu’opposer au souffle méprisant des maîtres du pouvoir, ces politiciens corrompus adoubés par ces milliardaires ? Qu’espérer sauver face à ce renforcement accéléré de leurs suprématies ?
Certes, des enquêteurs soumis à la coercition restent pugnaces. Des lanceurs d’alerte inquiétés au nom des secrets industriel et des affaires se sacrifient pour faire éclore des scandales. Et des associations portent avec eux les derniers espoirs d’une saine République. Au final, encore et toujours continuer à en rire.
La moquerie comme planche de salut
La cérémonie annuelle de remise des prix éthiques et des casseroles avait beau être réussie et joyeuse, nous peinons à faire abstraction de la situation démocratique en France et de la pente qu’elle emprunte bien malgré elle.
(captation de la cérémonie ; moyens techniques : Anticor)
Ces casseroles sont décernées de façon totalement subjective. Et partiale ! Car bien d’autres méritaient la consécration ! Mais ne boudons pas cet amusement en plein désabusement. C’est que la gausserie est devenue rare. D’abord par l’action souterraine des actionnaires qui aura fait implosées les dernières équipes sarcastiques. Ensuite par un efficace mixte de vénalité personnelle ou de pleutrerie qui rend respectivement la parole des humoristes insipide ou l’autocensure comme valeur de refuge. Efficace souci pécunier et/ou d’intérêts de classe.
(galerie photos du maître de cérémonie ; crédits : DL)
Dans cet univers devenu fade, les derniers fous monarchiques se comptent sur les doigts des deux mains. La Dernière devient l’émission la plus insolente du PAF, et cela fait un bien majeur pour l’équilibre psychique. Aussi, les humoristes qui osent apporter leur soutien aux dernières digues sont à considérer à la hauteur des vagues déferlantes les fissurant sans relâche.
(interviouve de Guillaume Meurice, maitre de cérémonie 2025)
Sur la balustrade, d’autres femmes et d’autres hommes. Des lanceurs d’alerte d’abord, isolés et assommés des conséquences de leur liberté d’informer : harcèlement, dépression, licenciement, menaces… soutenus tant que faire se peut. Cette année, par exemple, Houria Aouimeur a été honorée dans le cadre de sa révélation du scandale AGS. Ensuite, des scandales parfois relayés par les journalistes, ou encore des œuvres originales fruits d’une longue enquête : Claire Provost et Matt Kennard, co-auteurs d’un ouvrage seront revenus justement sur la dépossession de la souveraineté des Etats au bénéfice des grosses entreprises. Quant à Clarisse Féletin, elle aura documenté longuement les liens entre les bénéficiaires de l’A69 et Macron.
Le temps manquerait à la cérémonie pour récompenser toutes les personnes à l’origine de divulgations, à la confection d’enquêtes. Le dernier lanceur d’alerte en date faisant état des dissimulations de pollutions de Véolia sera-t-il le prochain récipiendaire en 2026 ?
Ces dossiers mis en lumière sont une petite fraction, infime, de ce qui gangrène les institutions ou la société civile. Aussi, les procureurs n’étant pas systématiquement enclins à poursuivre, l’agrément d’Anticor revêt une importance pour permettre à l’association d’ester en justice quand bon lui semble. Et pour le coup, aucun camp politique n’est à l’abri des opportunités saisies par Anticor afin de porter les affaires devant les tribunaux.
Les derniers épisodes concernant la reconduction de cet agrément ont été rocambolesques. Entre un ministre de la justice devant se déporter, une attente anormalement longue, un décret mal ficelé… tout semble avoir été mis en œuvre pour tenter de mettre hors d’état de nuire Anticor.
(interviouve d’Emma Taillefer, vice-présidente d’Anticor)
Depuis, en résumé, le Conseil d’Etat aura à juste titre invalidé ce qui était en effet mal confectionné par Castex, et Attal remis d’aplomb ce qui n’aurait jamais dû varier. Mais rien ne préserve Anticor de la réitération à l’avenir de ce genre de déconvenues, de ce type de procédure-bâillon normalement réservé aux médias indépendants.
Les derniers mohicans sont en voie d’extinction. Par leur rachitique effectif, sujets à pression de tous ordres.
La gueule entre-ouverte
Anticor est donc dépendant du bon vouloir du pouvoir, celui-là même qui est menacé d’une action à son encontre chaque fois qu’il se corrompt ou manque à sa probité. Une modalité que l’actuelle gouvernance de l’asso espère faire évoluer rapidement pour la voir confier à une autorité administrative indépendante telle que le Défenseur des droits.
Du côté des journalistes indépendants encore convaincus de l’utilité chronophage et sacerdotale d’enquêter, le modèle économique des ‘médias pas pareils’ et leur ‘taux de pénétration’ infinitésimal les rendent susceptibles de disparaitre à chaque instant.
(carte en miroir inversé de l’arborescence des médias des milliardaires ; source : L’âge de faire)
Des médias autonomes nombreux mais invisibilisés, répartis sur le territoire mais vulnérables financièrement, libres et indépendants mais démunis de moyens financiers pérennes, épris de valeurs communes mais incapables d’unifier un mouvement à moyen terme (à quelques exceptions et tentatives près).
« Bon, Lurinas, t’es gentil, mais ton tableau gris foncé est par trop noirci ».
Il n’est pire aveugles que ceux qui ne veulent pas voir. Entre cécité et paranoïa, il y a un espace de clairvoyance à saisir. Nous entrons dans le dur.
Dénudés des bases fondatrices des civilisations légitimes et légales, emmurés de parois de silence, envahis des intolérances politiques, ankylosés par l’apathie généralisée, gangrénés par le manque d’indignation morale, réside enfoui un réflexe vital, une obstination : celle de s’enorgueillir encore d’une lucide ironie. Heureuse ironie.
Stop ou encore ?