L’obscurantisme pour contrer le complotisme

La controverse est essentielle au progrès de la connaissance scientifique. La base, à rappeler énergiquement. Car cette évidence est un peu, beaucoup, perdue de vue. Si le principe de la controverse, avec elle la libre expression de positions minoritaires étayées, sont reconnus comme vitaux et intrinsèquement liés aux avancées de la science, les prises de paroles critiques et les avis opposés, contradictoires, à l’état de la science ne sont plus guère acceptées dans des médias. La science ne prétend pourtant aucunement rester figée, demeurer une photographie inaltérable : il n’y aurait posture plus éloignée de son historicité et des épisodes qui l’ont toujours nourrie. Mais voilà, chacun peut en convenir, l’époque est propice à trier unilatéralement le vrai du faux, à se faire défenseur d’un consensus scientifique qui serait définitif, illusoire tautologie.

La critique en règle de cette situation de fait est l’objet de la dernière enquête de Brice Perrier : elle vise à détailler les processus œuvrant à entraver la connaissance scientifique. Sans doute selon une intensité inégalée jusqu’alors.

Son livre est l’aboutissement d’un long travail d’enquête et d’écriture, mené depuis bientôt deux ans. Il révèle comment des travaux controversés mais susceptibles d’apporter de nouvelles connaissances sont relégués hors de portée, et certaines découvertes ou résultats refusés au seul motif qu’ils viennent heurter la doxa, la pensée dominante, le consensus en cours. Autant de procédés qui dessinent les contours d’un obscurantisme qui ne dit pas son nom, autant d’entraves à la recherche et au débat scientifique drapées des habits de la raison.

 

Interviouve complète de Brice Perrier, en écoute :

Un article, plus condensé, issu de cette rencontre avec Brice, sera bientôt en ligne pour le média Sciences Critiques. Cet article-ci des Dossiers discrets est plus développé et ouvre d’autres pistes de réflexion. Aussi, je vous conseille de poursuivre sa lecture.

Obscures autorités

L’Obscurantisme au pouvoir (éditions Max Milo), du journaliste indépendant Brice Perrier et soutenu par de nombreux scientifiques et chercheurs renommés, fait démonstration du débat rendu impossible depuis quelques années, à un point sans doute acméique.

Pas seulement car la raison serait gangrénée de biais psychologiques forts, d’idéologies trop prégnantes et aveuglantes aux modalités qui doivent prévaloir à la démonstration scientifique. Surtout, et c’est plus navrant, car la négation de la réalité fait œuvre dans les institutions supposées garantes des process scientifiques, espérées défenseuses de la recherche menée sur toutes hypothèses plausibles, à destination de toutes possibles explorations.

 

Naïveté. Et l’enquête de délivrer la sentence : les territoires de la connaissance sont gardés, pas toujours à bon escient. Et surtout, souvent au détriment d’avancées majeures, de perspectives nouvelles. Mais trop déboussolantes, dérangeantes. Pour des considérations bien diverses (financières, politiques, sociétales, culturelles…).

Les gardiens, hétéroclites et aux objectifs divers mais concordants, sont surveillants d’un ordre établi suprême, de la Vérité scientifique sanctuarisée. Autant de sommités fixant les lignes à ne pas franchir pour la recherche, leurs arbitrages s’imposant supérieurs à toute autre intérêt. C’est tenir à son extrême opposé le sens même de la recherche scientifique et de la volonté d’être au plus juste des connaissances possiblement expérimentables.

Ces ‘défenseurs’ autoproclamés peuvent être des institutions vénérables, comme l’INSERM, mises au service d’une certaine désinformation. Brice Perrier explique comment la recherche scientifique et médicale se fait trop souvent de façon biaisée, expose des mécanismes de censure huilés et verrouillés, dépeint des préjugés faisant office de paradigmes, constate finalement une faillite de l’information véhiculée au sein des rédactions, mise en tête de gondole par des journalistes souvent incompétents, parfois idéologues.

La désinformation va, pour reprendre l’exemple de l’INSERM, se parer des habits de la vertu : celle d’une volonté légitime de préserver les esprits des manipulations et posture bienveillante à vouloir éclairer. Malheureusement, cela est parfois mené à mauvais escient. Voire se doubler de mésinformation, avec le concours de vaillants zélateurs, tels les zététiciens et l’association pour l’information scientifique (Afis).

Dans leur élan aussi sempiternel qu’un mouvement perpétuel, ces garde-fous sont persuadés que la science doit être dominée par l’idée de vérité, vérité intangible à leurs yeux en l’occurrence. Une façon efficace pour combattre le complotisme, dont la diffusion exponentielle épouse la courbe de fréquentation des réseaux sociaux numériques. Or, rien n’est plus faux : la science ne saurait être dominée de vérités éternelles. C’est littéralement prendre le contre-pied de son essence.

Et l’obscurantisme manié par le pouvoir (les pouvoirs !) de se révéler pour ce qu’il est : l’autre face d’une même médaille. Le verso étant occupé par le complotisme. Mais n’est-ce pas dès le départ mal définir l’ennemi ?

Les fondements du complotisme

Pour reprendre les analyses de Mathieu Amiech, le phénomène complotiste, à supposer que ce mot-valise possède une définition claire et précise, est le résultat de décennies de pertes de repères que les différents pouvoirs (étatique, scientifique, médiatique…) auront permis de faire croitre, d’en accentuer les fossés par des décrédibilisations délibérées et des discrédits répétitifs envers les voix contradictoires (à ce titre, les stratégies conscientes et subterfuges implicites utilisés par l’extrême centre n’est pas en reste, délégitimant les faits et faisant advenir l’ère de post-vérité, participent de la mise à l’écart généralisée de la parole opposante ; mais c’est une autre histoire…).

En effet, il est reproché à certains de verser dans le complotisme quand a été ‘méthodiquement organisé la privation de tout instrument de pensée’. Le symptôme se révèle une suite logique et naissance sans ambiguïté depuis un environnement empli de dépossessions.

Aussi, ce complotisme est justement une manière de desserrer l’emprise idéologique rêvée par les gouvernants et industriels. Il devient potentiellement dangereux soudainement aux yeux de ces derniers qui l’auront pourtant nourri et fait proliférer, comme une réponse miroir aux cloisonnements savamment édifiés.

En matière scientifique, les complots ont pourtant existé : hormis le projet Manhattan, ceux concoctés par les industriels du plomb, de l’amiante… Autant d’exemples lors desquels la stratégie délibérée d’agnotologie, de production culturelle du doute et du déversement d’incertitudes en cascades ont permis qui de faire advenir le contexte militaro-nucléaire, qui de faire reporter autant que possible les interdictions de substances nocives et empêcher de faire émerger un consensus sur la nécessité d’interdire des produits soupçonnés de causer des incidences gravissimes sur la santé et l’environnement. Un moment particulier lors duquel de nombreux acteurs œuvrent vers un objectif commun, plus ou moins coordonnés, pour faire perdurer des intérêts privés. Le fait n’est pas variant : les comportements frauduleux de l’industrie pharmaceutique ont par exemple toujours existé, la science a souvent été asservie.

Le complotisme est l’Internet plus l’enseignement de l’ignorance

(Jean-Claude Michéa, philosophe)

Il faut admettre cette première conclusion comme une valeur critique cardinale : dans le cadre de la science, complotisme et enseignement de l’ignorance ne font jamais bon ménage.

Mais en l’espèce, le complotisme a bon dos. Il est pratique pour la disqualification de tous, à bon ou mauvais escient. Oui, le complotisme, cette grande chaine d’intérêts croisés, ces liens renforcés entre le monde des entreprises et l’activité scientifique pour des avantages positifs plus ou moins communs, n’est pas une exclusivité partisane.

La mainmise de l’industrie pharmaceutique sur la santé, la falsification des essais cliniques et des recommandations, la stratégie du doute devenue paradigme dominant de la recherche en santé publique, les limites de la recherche publique définies par les impératifs économiques, avec le concours de nombreuses agences nationales et internationales, de chercheurs légitimes et manipulés, de médecins renommés et corrompus, ont permis la vitalité financière de nombreux médicaments : statines, anticoagulants oraux, nouveaux antiagrégants, médicaments anticholestérol…

Voilà ce que peut alors être devenue cette ‘science normale’, dont parle Pierre Bourdieux, sociologue que nous nous permettons de paraphraser : les questions qui peuvent être posées et celles qui sont exclues, le pensable et l’impensable, sont déterminées par des normes de même ordre qu’un langage ou une culture. Il suffit alors de rester maitre du cadre.

Les complotistes, ce sont les autres.

« Dans le cadre de véritables controverses scientifiques, les chercheurs peuvent s’opposer sur des hypothèses, des méthodes et des procédures d’investigation, ainsi que sur des cadres théoriques d’interprétation des résultats. Mais lorsque ceux qui détiennent le pouvoir de l’argent et de la raison économique interfèrent à tous les stades de la production des connaissances en santé publique, […] les règles du débat scientifique sont remises en question », d’après Anne Thébaud-Mony, sociologue

Depuis, les paramètres interférant se sont élargis, comme le recense Brice Perrier, notamment via les filtres médiatiques : du militantisme noyé dans les productions innombrables aux expertises abondamment invitées sur les plateaux télévisés, il est bien difficile pour les citoyens de se faire une opinion éclairée dans cet écosystème abscons.

Les obscurantistes, ce sont les défenseurs de l’ordre établi.

Il apparait alors que les élites politico-médiatico-scientifiques ont beau rôle de désigner les réseaux sociaux comme responsables d’un abêtissement du débat scientifique. Car la concentration extraordinaire du pouvoir est bien plus efficace pour jouer d’obscurantisme que les multiples canaux complotistes de jouer seuls d’influentes partitions. Certes, cela n’est pas le propos du livre, mais il est permis de s’interroger : sans doute l’obscurantisme exacerbé participe par contre de l’intérêt d’une frange de plus en plus croissante de citoyens perdus à se précipiter sur des théories farfelues ?

De ce contexte imposant, dans lequel complotisme et obscurantisme exécutent tout discours nuancé et travaillent à la seule pérennité de leur camp, la méfiance doit se porter à l’égard des deux côtés de l’échiquier. Mais comment s’y repérer ? Sans référentiels efficients, tout cela se fera finalement au dépend d’une vraie recherche scientifique, aux frais de résultats probants dont l’objectif final serait d’enrichir la connaissance scientifique, autant d’intérêts à faire advenir les biens communs.

L’obscurantisme se révèle être le combattant bancal du complotisme. Et ce dernier de ne plus être le seul mauvais guide de notre époque en matière de connaissances scientifiques. Au final, le seul perdant reste la connaissance.

L’obscurantisme agit selon les mêmes modalités pour peser dans le débat, l’efficacité en plus, grâce à son pouvoir, fait de ruse et/ou de coercition.

Une fois la stratégie du doute éventée par les journalistes d’investigation et lanceurs d’alerte, il s’agit de présenter les études biaisées comme autant de blocs de savoirs incontestés, portés par l’ensemble de la communauté scientifique. Quiconque critiquerait ou adopterait un comportement contradictoire se verra étiqueter dans le même élan ‘complotiste’.

Les mauvaises pratiques portées et produites par lesdits obscurantistes sont dévoilées par Brice Perrier. De façon salvatrice, il est question dans son livre d’ouvrir aux réflexions, d’éclairer. Non pas de trancher les controverses, mais de regretter que des recherches soient vouées à l’obscurité, pour des raisons qu’il s’agit de comprendre. Rien de moins qu’un objectif sain, mais via un combat se jouant en notre défaveur sur un ring manichéen. Malheur à celui qui nuancerait : il serait taxé de parjure pour les uns, de collusions pour les autres.

Une certaine vision du monde est assise, une certaine manière d’agir sur lui, de le modeler, de le maitriser, par le truchement de procédés les plus modernes de manipulation. Les critiques de ces pratiques, de cette lecture, les hypothèses différentes donnant à voir et penser autrement sont systématiquement dénigrées.

Le binaire, le manichéisme, mauvais conseillers

Les hypothèses scientifiques sont toujours plurielles. Un consensus scientifique n’est jamais gravé dans le marbre. Quelques exemples factuels soulignent l’intrusion des idéologies dans les démarches scientifiques, sans parler des liens d’intérêts, des déplacements incessantes via les portes tambour entre secteurs public et privé, des raisons financières d’importance, de l’hyperspécialisation menant à la méconnaissance.

La dichotomie en vigueur favorise des intérêts particuliers. Obscurantisme et complotisme participent depuis leur position antagoniste à un résultat commun défavorable aux intérêts généraux. Cela d’autant plus efficacement dans des domaines qui touchent chacun, où s’immiscent la méconnaissance, la peur : les sujets de santé.

Les exemples ne manquent pas pour évoquer les études biaisées, frelatées. Le dossier des statines est un cas démonstratif, pour ne pas parler de la crise sanitaire du Covid, moment paroxystique. Bien d’autres affaires prouvent que les géants de la pharmacie (le Big Pharma pas si fantasmé) minimisent voire occultent certains effets indésirables de leurs médicaments. Les intérêts industriels sont puissants et prévalent, tout à leurs stratégies focalisées sur un objectif financier rapide et le plus élevé possible. Autant de volontés de manipuler les débats avec les appuis des cabinets de conseils, de lobbying performants.

Des biais de publication sont également préexistants, liés à l’économie contemporaine de la recherche, sur les obligations faites aux chercheurs pour prétendre aux financements publics, débouchant sur une inflation grandissante en matière de publication.

Scandales du Médiator, fiasco de la campagne de vaccination de l’hépatite B, risques d’augmentation des démences de type Alzheimer par les patients âgés sous benzodiazépines, affaire du Lévothyrox… Les autorités de santé ne sont pas en reste pour desservir la santé publique.

Brice Perrier évoque également des pratiques cadenassées, des modèles de démonstration (l’evidence base medecine EBM) qui ne peuvent s’appliquer à tous les phénomènes. La recherche basée sur la seule EMB a en effet ses propres limites structurelles : monopole de financement par l’industrie pharmaceutique, biais multiples, manque de données transparentes, études refusées… Tout cela n’apporte pas nécessairement une assurance de fiabilité à toute épreuve.

Enfin, le filtre médiatique joue un rôle non moins primordial. Au sens large. Des journalistes scientifiques peu alertes jusqu’aux réseaux sociaux soucieux de préserver les discours officiels en supprimant les publications : loin d’un prosélytisme complotiste, des publications sont retirées pour ‘non-respect du consensus scientifique et médical’, sur la simple présomption de véhiculer des données erronées, Facebook et Youtube se contentant de se plier aux consensus qui leur sont indiqués. Seule la parole scientifique estampillée ‘fiable’ est mise en avant, représentative des grands instituts de recherche. Les voix dissonantes sont mises au pilori et amalgamées avec les informations trompeuses, sans distinction.

Le constat est alors prégnant : le front scientiste-rationaliste est large, actif et résistant. Au-delà des intérêts particuliers, qu’est-ce qui peut expliquer une telle situation obscurantiste à l’encontre de données nouvelles occultées, d’hypothèses originales invalidées ? Peut-être la France, berceau du positivisme, impulse-t-elle culturellement son héritage aristotélicien et cartésien, se compromet-elle de cadres technicistes et mécanistes. Loin d’une vision et d’une lecture goethéennes.

Une étude fine en matière de sociologie des controverses serait souhaitable pour comprendre la grande résistance aux hypothèses nouvelles, chez les experts mais également chez les journalistes scientifiques, relais d’importance auprès des populations. Pour jauger également de l’autocensure.

En attendant, la méfiance gagne, au pire la défiance s’exacerbe.

Quelles solutions envisagées ? Comment chacun peut prétendre s’y retrouver entre les paroles visant volontairement la désinformation et celles émanant depuis des domaines où le consensus mérite de vaciller car il n’est que feint ? Comment faire voler en éclats la prévalence d’une pensée unique ?

« En fait, le meilleur moyen de freiner les théories du complot est de ne pas susciter la méfiance. Que les gouvernements soient plus transparents en adoptant des lois strictes sur la corruption et les conflits d’intérêts ou que les laboratoires pharmaceutiques assainissent leurs pratiques en signalant les essais thérapeutiques infructueux et en cessant d’acheter l’influence de médecins, voilà ce qui serait vraiment efficace. Mais c’est bien plus facile de bannir un compte sur [X] », d’après Hugo Mercier, chercheur en sciences cognitives cité dans le livre

Le rétablissement de la confiance demande un temps long, pour des résultats incertains. Car l’obscurantisme et le complotisme perdurent de concert pour annihiler les meilleures volontés, rompre les élans et espoirs.

En sus des sujets de controverses, Brice Perrier ouvre également le dialogue sur les zones inexplorées ou tenues à distance. Toutes les médecines douces par exemples. Autant d’angles morts et de parties occultées, sans même permettre aux hypothèses d’être éprouvées. Car certains sujets sont décriés sur la seule base d’une pratique devenue règle : une étude scientifique est décrétée biaisée ou frauduleuse si ses résultats dérangent. Regrettable à coups sûrs, ces décisions s’opérant au détriment peut-être de patients, faute d’avoir mené les études appropriées jusqu’au bout, de les avoir financées convenablement, d’en avoir exclues les hypothèses via des arguments fallacieux, des dogmes enracinés.

Le constat est plutôt pessimiste. Si vous espérer la connaissance scientifique la plus large, l’exploration des possibles en matière de recherches, les usages, les pouvoirs, les intérêts, les financements, les filtres médiatiques, ne le permettent pas, sont autant de barrières plurielles à franchir. Pire, ces obstacles obscurantistes brouillent et entravent la connaissance. Et nourrissent en retour d’autant le complotisme.

Cela est dommageable pour des études, de nombreuses théories, de multiples hypothèses qui n’auront pas été menées, auront été stoppées, dévalorisées à tort. Homéopathie, mémoire de l’eau  (ces deux dernières ne devant être confondues), biodynamie, jeun, expériences de mort imminente, chamanisme, magnétisme, parapsychologie, télépathie, conscience des animaux et cognition évolutive, anthroposophie, phytothérapie, acuponcture et bien d’autres médecines douces maintenues à distance, garantissant longue vie aux idéologies, doxa et ordres établis, comme le souligne encore Brice Perrier :

« Il faut bien comprendre que la recherche scientifique est aussi une affaire d’idéologie et de pouvoir dans laquelle certains cherchent à protéger leurs idées et leurs positions. […] La mainmise économique de l’industrie pharmaceutique, mais aussi des positionnements idéologiques dominants empêchent à la fois la prise en considération d’options médicamenteuses peu coûteuses et celles de traitements ou de soins qui contredisent des dogmes méthodologiques et conceptuels ».

Bien d’autres exemples de ‘science non faite’ pourraient encore figurer, venant démontrer combien le débat d’idées est contraint, les controverses tenues éloignées, leurs arguments et données non confrontés. La science, forgée par l’affrontement des hypothèses depuis des siècles, pâtit de cet abandon du scepticisme méthodologique, cœur des modalités scientifiques.

Le LSD tenu en mirage

Les mythes terrifiants, les menaces politiques, l’histoire culturelle, les habitus… Autant de paramètres qui auront souvent permis négligence du potentiel d’une molécule médicamenteuse. Sans aucun argument probant et scientifique valable pour la disqualifier.

C’est le cas de la recherche sur les psychédéliques, dont le LSD et la psilocybine (le principe actif des champignons psychotropiques) sont les éléments les plus populaires. Qu’est-il entrepris pour vérifier par exemple, comme des chercheurs souhaitent le soumettre, si oui et comment ces molécules donneraient accès, sans exclusivité, à d’autres formes de conscience, en dehors des limites ordinaires de la perception et de la pensée ? En quoi elles seraient susceptibles d’apporter des bienfaits spécifiques, thérapeutiques, spirituels, créatifs ? Voire apporteraient des changements durables de personnalité ? Autant d’objectifs ayant toujours peu de crédibilité dans le monde scientifique traditionnel.

Les résultats publiés ne manquent pourtant pas en faveur d’un impact positif sur les états anxieux ou dépressifs chez des patients atteints de cancer, sur les traitements pour sevrage du tabac, de la cocaïne ou de l’alcool, sur les troubles obsessionnels-compulsifs, la schizophrénie, l’autisme, la détresse existentielle. Suffisamment d’hypothèses pour intriguer et chercher à statuer. Même pas.

Quand les moyens sont donnés, c’est souvent pour une recherche exclusivement militaire. La CIA étudiait dès 1953, secrètement, pour des vues plus orientées, le LSD dans un objectif de potentiel sérum de vérité, d’outil de manipulation mentale ou d’arme chimique de guerre non létale.

Parallèlement, la psilocybine était étudiée et donnait de meilleurs résultats globaux et moins d’effets indésirables dans le traitement du trouble dépressif majeur (TDM) modéré à sévère que l’inhibiteur sélectif de la recapture de la sérotonine (ISRS). Des résultats confirmés depuis dans des comparaisons à long terme entre les deux traitements.

Certes, ces composés ne doivent pas être considérés comme des remèdes uniques miracles. Mais leur étude poussée est soutenue par la Société psychédélique française, une société savante réunissant de nombreux chercheurs à la pointe dans ce domaine. D’abord, il ressort que l’expérience semble être facteur clé des thérapies : le set (état d’esprit) et setting (environnement extérieur), deux facteurs importants dans la réussite des traitements. Mais ce qui est reproché à ces études, ce sont leur caractère non mesurable : les expériences sont en effet pour partie subjectives et cette intériorité se heurte aux résultats non mesurables, non mesurées. Et le modèle en double aveugle avec placebo, règle d’or des essais cliniques, se trouve être une procédure difficile à appliquer dans le cas des psychédéliques.

Pourtant, les spécialistes n’en démordent pas : le degré élevé de suggestibilité associé à un état de conscience modifié peut être exploité pour soigner ou supprimer des schémas de pensée destructeurs afin de les remplacer par de nouvelles perspectives. Actuellement, ces manipulations des conditions intérieures et extérieures sont susceptibles d’être conjuguées à des outils chamaniques testés et éprouvés, des versions occidentalisées de ceux-ci.

Les conditions physiologiques et les mécanismes en jeu commencent à être circonscrites : une diminution du débit sanguin cérébral, une consommation d’oxygène accrue, une réduction de l’activité cérébrale du réseau du mode par défaut sont constatées, cependant qu’un regain d’activité dans plusieurs autres zones du cerveau, dont les régions limbiques, sont observées, comme une désinhibition cérébrale qui permet à des réseaux distincts du cerveau de communiquer plus ouvertement avec d’autres zones. Le cerveau adopterait donc un fonctionnement plus flexible et plus interconnecté quand il est soumis à des ‘hallucinogènes’, des psychédéliques. La conjoncture actuelle parle d’un recâblage temporaire, entre les centres de la mémoire et de l’émotion avec les centres du traitement visuel par exemple, une neuroplasticité donnant lieu à des synesthésies. Sous psilocybine, le cerveau au repos n’est plus du tout le même. Les synchronisations disparaissent et de nouvelles communications voient le jour entre des groupes de neurones qui n’échangent habituellement pas d’informations. Développant une modification de conscience du soi et du corps, ce que certains nomment une ‘dissolution de l’ego’.

Dans le monde, l’abstinence (forcée) a duré plus de trente ans : l’interdiction des psychotropes par l’ONU, en 1971, a suspendu pratiquement toutes les recherches sur ces produits. Jusqu’à ce que de nouveaux pionniers s’y remettent timidement à la fin des années 1990, en Suisse et aux États-Unis notamment. D’autres essais cliniques montrent des résultats très encourageants sur l’anxiété liée à la fin de vie, les troubles obsessionnels compulsifs (TOC), l’addiction au tabac ou à l’alcool (en particulier, aucun risque de dépendance n’a été identifié, contrairement aux opiacés). La France se joint tardivement au mouvement. Deux premiers essais cliniques démarrent cette année : le CHU de Nîmes (Gard) va tester la psilocybine contre l’addiction à l’alcool et le groupe hospitalier universitaire de Paris la testera contre la dépression résistante.

De ces hypothèses fortement corrélées, les trips psychédéliques font leur grand retour dans le monde de la psychiatrie, y compris en France. Pas moins de trois cents essais cliniques sont actuellement répertoriés dans le monde, la plupart utilisant la psilocybine. Une consommation toujours interdite en France. Si bien qu’un débat mériterait d’être lancé sur l’opportunité d’adapter la législation française en matière de stupéfiants, ne serait-ce que pour ouvrir la possibilité de recherches pointues.

La France a des trains de retard dans ce domaine, même si cela devient désormais plus facile de lancer ce genre d’études grâce aux résultats très prometteurs obtenus ailleurs ces dix dernières années.

Toutefois, vous l’aurez compris, la fameuse comparaison en ‘double aveugle’ tirée de l’EMB, qui consiste à faire en sorte que ni les patients ni les soignants ne connaissent la nature du traitement, est quasiment impossible. Problème avec ces potentiels inconnus de cerveau, comme la transe chamanique mongole, supposant la mise en place de protocoles de recherche originaux en neuroscience.

Les protocoles doivent alors être révisés, comme en d’autres domaines, pour permettre à bien d’autres interventions non pharmaceutiques (INP) d’être validées. Mais peut-être tout cela resterait-il hors d’atteinte de la science matérialiste.

Il serait temps de reconnaitre l’existence de bien d’autres faits et réalités, comme la matière noire, l’énergie non visible… le sont en physique, cosmologie et astronomie. Un univers exigeant de suprasensibilité de perception, exploré pour partie par les travaux de Simon Schaffer en laboratoire et par expérimentations dès 1993.

Autant d’hypothèses souvent évacuées par la pensée scientifique rationnelle. En lieu et place de ce potentiel de rééquilibrage et de réanimation du monde des modernités alternatives, prometteuses en bien des domaines inexplorés par la science institutionnalisée, techno-économisée, la science se borne à l’inverse de cette essence : une objectivation aveugle, une pure quantification du vivant, une désanimation des liens écosystémiques. Bref, une rationalité toute occidentale, soi-disant objectivante mais aliénante, problématique car opérant une cécité sur les connexions mystique et sensible opérant dans la nature.

En 1975, le philosophe Paul Feyerabend avançait une thèse étayée par de nombreuses preuves historiques déjà à cette époque : non seulement la méthode scientifique classique n’est pas la seule façon d’acquérir des connaissances, mais encore, appliquée trop strictement, elle bloque la créativité et l’innovation. Ce qui complète la profonde réflexion de Wolfang Pauli, un des pères fondateurs de la mécanique quantique :

« Je fais allusion à un mode de connaissance extra-rationnel, qui s’acquiert avec des ressources différentes de la raison. Je pense que ce mode de connaissance extra-rationnel est primordial et essentiel. Il n’y a pas que la pensée, il y a aussi l’instinct, l’émotion, l’intuition, etc. et ces fonctions psychologiques supplémentaires me paraissent de la plus haute importance partout où la plénitude des êtres humains est appréhendée ».

Depuis les théoriciens grecs, le champ de l’enquête scientifique a été autonomisé, confisqué, professionnalisé. Non sans expulser de son large et profond sillon tout le savoir légitime accumulé par bien d’autres acteurs, des praticiens de tous les pays aux paysans de Creuse et de Tanzanie, autant d’acteurs passant leur temps à enquêter, sans protocoles expérimentaux officiels ni peer-reviewing. S’ouvrir à d’autres formes d’enquêtes, à d’autres formes culturelles que la nôtre, semble évidant, vital. Mais l’obscurantisme veille.

Intellectuels au front platiste

Le vertige à la lecture du livre argumenté de Brice Perrier le dispute à l’inquiétude sur le devenir de la connaissance scientifique. Le terrain est accidenté, les obstacles sont nombreux à l’émergence d’une pensée nuancée, idéoclaste.

Au mieux, tout à sa volonté de camper dans le conformisme, l’obscurantisme a pour conséquence une recherche empêchée : dans le vaste champ médical où l’industrie pharmaceutique s’est accaparée la possibilité de prouver l’utilité d’un traitement, mais également en des phénomènes inexpliqués qui ne se prêtent pas aux protocoles habituels.

Au pire, cela aura rompu les liens de confiance, qui ne se rétablissent jamais à coups de trique. Car les institutions outrageantes, les spécialistes corrompus, les experts du conflit d’intérêts, auront abusé d’informations contradictoires, contribuant à l’incohérence générale, installant à long terme une méfiance sournoise, une défiance dense (une défiance généralisée qui n’est pas que le sort de la seule recherche scientifique). Cette perte de confiance est bien plus grave encore.

L’ignorance et l’obscurantisme, structurels, feront toujours mauvais ménage. Ils forment avec le dogmatisme un trouple autoritariste face à l’ouverture d’esprit, la controverse étant de moins en moins acceptée, en matière scientifique et de santé publique de façon prépondérante. Cependant que le débat devrait être au cœur de toutes les démarches vers la connaissance scientifique.

Ce problème est maintenant récurrent, installé, stabilisé au sein de la cité même. Tout cela intrigue jusqu’aux sciences sociales. En attendant, le prix démocratique pourrait se révéler élevé à payer.

« Cette exigence affichée de rationalité est bel et bien propice à l’obscurantisme quand elle conduit par principe à occulter ou à disqualifier ce qui ne parait pas raisonnable ou scientifiquement convenu. Qu’il s’agisse de traitements non étiquetés EBM qui n’ont pas eu la possibilité d’être éprouvés, d’hypothèses ou de théories controversées qui contrarient les dogmes ou des certitudes, mais aussi de données que l’on ne peut pas voir », conclut Brice Perrier, lui-même indésirable au sein des rédactions pour ses positions nuancées qui nourrissent la critique des obscurantistes et des complotistes rassemblés

Il n’y aurait d’d’expression possible en dehors des deux champs qui s’affrontent. ‘Les dualismes prétendent chaque fois cartographier la totalité des possibles, alors qu’ils ne sont jamais que l’avers et le revers d’une même pièce, dont le dehors est occulté, nié, interdit à la pensée même. Le dehors de chaque terme d’un dualisme, ce n’est jamais son terme opposé, c’est le dehors du dualisme’, précise Baptiste Morizot, maitre de conférences en philosophie.

Les forces en présence pour figer la vérité scientifique, alors qu’elle n’est que celle du moment de la connaissance jusqu’à preuve du contraire, sont follement importantes. Empêcher est maintenant un objectif premier plutôt que produire de la connaissance scientifique par la recherche.

Une révision doit être opérée. Pour ne pas dire une révolution menée, terme trop galvaudé. Werner Heisenberg, parlant de la mécanique quantique, longtemps ignorée et moquée, soulignait à juste titre : ‘ce que nous observons, ce n’est pas la nature en soi, mais la nature exposée à notre méthode d’investigation’.

Il faut que chacun soit conscient des limites de la science médicale et d’une utilisation souvent abusive de la notion de preuve scientifique, parfois instrumentalisée pour conforter dogmatismes et préjugés. Il faut relire l’Apologie de Raymond Sebond de Michel Montaigne. Refaire sienne la position fondamentale de scepticisme devant toute forme de ‘vérité’ consensuelle, scientifique dans ce cas particulier. Mais nous devons également rester sceptique plus généralement devant les réponses non basées sur les faits, mais sur les seules interprétations comme cela est bien répandu en cet ère de post-vérité.

En attendant, quand les protocoles ne sont pas adaptés à toute recherche, l’absence de preuve devient par évidence la preuve d’absence, tout l’inverse du credo originel de la science expérimentale maintenant évacuée dès lors qu’un protocole de test n’est pas envisageable.

Pourtant, la question est justement d’accepter de tester toutes les croyances, toutes alternatives, de ne laisser aucune zone sous seul prétexte que la raison prévaudrait par défaut, laissant accroire que la conviction est une première étape-clé de la pure recherche scientifique. Cela passe par une perspective nouvelle, une révision des standards méthodologiques classiques (EMB en premier lieu), guère adaptés à toutes hypothèses, pas applicables aux pratiques non conventionnelles.

Outre les pressions de plus en plus élaborées pour faire taire la contradiction, les publications ont fait démonstration de leur propension à être noyautée, dirigée, quand les enjeux de santé publique se font primordiaux. Qui est alors supposé tamiser les bonnes paroles ? Se faire guide des bonnes pratiques ? Comment s’extirper de ce fatras de contre-vérités, de désinformations, de manipulations ?

L’affaire n’est pas donc totalement entendue. Les solutions semblent encore inabordables quand la confiance est rompue.

 

Lurinas

 

Lecture

L’obscurantisme au pouvoir, éditions Max Milo