L’extrême centre selon Macron

L’extrême centre n’est pas un néologisme visant à équilibrer le débat sémantique qui qualifie déjà les extrêmes de droite et de gauche. Ce concept politique prend ses racines en France il y a près de 230 ans. Selon un spécialiste de l’histoire de la révolution française, il est la cause de nos maux démocratique et républicain. Moment plus que jamais paroxystique. Loin du seul symbolisme, il est temps de comprendre de que relève l’extrême centre, ce qu’il véhicule, quels dangers il emporte.

Il ne s’agit pas d’une tribune politicienne mais bien d’une analyse historiographique. Publiée en 2019, l’analyse universitaire est portée entre autres par Pierre Serna (professeur d’histoire de la révolution française à l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, directeur de l’Institut d’histoire de la révolution française). Loin d’un simple oxymore, l’extrême centre a des racines. Lointaines. Plantées et croissantes depuis plus de 200 années. Un travail rassemblé dans le livre de Pierre Serna : L’extrême centre ou le poison français (édition Champ Vallon).

Vieux courant politique pour jeunes loups

Tous les centristes ne relèvent pas de l’extrême-centre, un courant vieux de plus de deux siècles. Cette étiquette a carrément été assumée par le dernier homme providentiel lui-même, entre les deux tours de l’élection de 2022, et déjà en 2016. En la revendiquant, loin de le dédouaner de la politique qu’il mène et de la simple pirouette rhétorique, il souligne sa maitrise de cette filiation. Oui, l’extrême centre a un sens, une histoire, et bien des conséquences pour la Cité. Il s’agit bien de s’émanciper des tournures simplistes et autres rodomontades pour mieux digérer intellectuellement les tenants et aboutissants de ce courant.

S’il s’en revêt, l’habit extrême centriste n’est pas l’invention de Macron. Ce courant est éminemment vieux, tirant son principe premier d’une stratégie revendiquant la modération raisonnable contre les passions partisanes. Le livre de Pierre Serna est une belle et honorable tentative pour aider à comprendre une situation incompréhensible parce que trop longtemps invisible dans notre histoire.

‘Face au chaos des extrêmes’, ‘moi ou le chaos’, etc. Voilà le point d’achoppement dont Macron se sert, comme tous les extrêmes centristes avant lui. Autant de formulations, de paroles fondatrices de la genèse de l’extrême centre. Une conquête de l’espace créé, facilitée par l’usure politicienne, mais qui n’explique pas tout.

Pour Pierre Serna, il faut revenir à l’époque de la Révolution française :

dès 1790, Camille Desmoulins, dans son journal sur les révolutions de France et de Brabant, montre qu’il y a un parti au centre qui se constitue au sein de l’Assemblée nationale, qui veut s’appeler « les modérés », « les impartiaux », que lui appelle le parti des « Janus bifrons ». C’est-à-dire ceux qui, en fonction de l’actualité politique, peuvent se réclamer patriotes un jour, partisans du roi l’autre jour

Depuis, dans toutes les crises historiques traversées par la France, le centre a toujours accaparé le pouvoir exécutif, celui qui prime car il est exécution des lois via le pouvoir administrant et au dépend du pouvoir parlementaire.

Cet extrême centre, difficilement repérable parce que toujours réactif à une droite et une gauche qui doivent énoncer leur identité, là où il a besoin de très peu de justifications, de principes, bénéficie par là même d’une mobilité, d’une souplesse et d’une adaptabilité avantageuses, figures d’une modernité révolutionnaire et portées par une capacité de transformation en fonction de la situation nationale et diplomatique de la France. 

C’est le régime des tourne-vestes, des modelables et élastiques, les multipolaires populistes. Mais une posture argumentée : tout se fait forcément pour le peuple au nom du peuple, il ne s’agit que de bon sens, de prudence, de sens du devoir, de compréhension des intérêts supérieurs, du sacrifice de soi, d’intentions pures… Et au final, chaque séquence est conclue des palinodies correspondantes, invariablement.

En s’adaptant à toutes les fluctuations politiques, la versatilité va rapidement devenir un moyen de conquête efficace du pouvoir exécutif. Alors dès 1789, épris de cette capacité performative, certains vont déjà constituer un parti des modérés, autant de prétendants à la raison, à l’impartialité, à la neutralité que dénoncera Camille Desmoulins.

Le juste milieu devrait être vécu comme positif, sain. Quelle évidence flagrante pour tout esprit équilibré. Dans un modèle de bipolarité politique, le centre occuperait une place intermédiaire qui aurait pour fonction de rassembler autour du raisonnable. Renvoyant dos à dos droite et gauche comme deux positions problématiques.

A la bonne soupe populiste

Reprenons et résumons.

Trois éléments définissent l’extrême centre selon Pierre Serna.

D’abord la modération, structure profonde proposant le calme et la tempérance, tout l’inverse des envolées reprochables, des querelles. L’extrême centriste aura toutes facilités à souligner l’exagération et l’outrance flagrantes.

Ensuite, le girouettisme, pilier de soutien d’importance de cette famille politique, art postural proposant un vaste espace politicien à tous les convertis, permettant de débaucher sous le prétexte fallacieux de chercher la réconciliation. Une capacité exacerbée de passer d’un côté ou de l’autre en fonction d’un opportunisme politique, en fonction du vent qui tourne.

Surtout, au final, toiture essentielle et signature du courant, la concentration sur le pouvoir exécutif, avec le contrôle de la violence d’Etat (armée, police et gendarmerie) au détriment des forces démocratiques.

L’extrême centre use donc d’une feinte modération, visant à séduire les citoyens toujours sensibles aux formulations conciliantes. Et sous le visage sérieux, avenant et impartial, le Janus bifrons de masquer sa vraie nature, partisan rigide du pouvoir exécutif fort, clé de sa gouvernance.

Rien d’exclusif à Macron. Cette politique de centre fort se dévoile dès juillet 1791 avec des penchants à la surveillance, la censure et la défiance à l’égard des journaux, mais surtout la répression policière qui va jusqu’à massacrer une foule manifestante pacifique.

Au contraire du clivage qu’on lui retient, cette république du centre est donc fixée depuis le Directoire, elle est référence pour tous les chefs d’Etat depuis. Et notre pays est justement exceptionnel à ce titre : dans cette « radicalité centriste, invisible parce que non repérable idéologiquement, mais tenant fermement les rênes de l’Etat depuis le gouvernement révolutionnaire de 1793. […] Avec un programme idéologique faible, […] il faut une incarnation puissante, un homme jeune à poigne, un général victorieux [Bonaparte] ou un banquier battant [Macron] ». De quoi placer l’ordre public au centre de la vie civique, afin de protéger la société des agressions intérieures et extérieures pour garantir la stabilité (le ministère de la police est inauguré en 1795, dans cet élan, la gendarmerie en l’an VI).

Voilà la république du centre installée, vieille anomalie de la vie politique française. Mais fédérer le citoyen autour de l’ordre public, en renforçant l’Etat sécuritaire policier et militaire et en éliminant la pluralité des conflits idéologiques, ne se fait pas sans risques.

Le danger de l’extrémiste Macron

Macron a été un candidat choyé par certaines élites, attirés par ses caractéristiques populistes, rejetant le clivage traditionnel droite-gauche, un bipartisme inopérant selon les mêmes, exprimant sans filtre son dédain certain dans son ébauche de programme pour les ‘corps intermédiaires’.

Cette auto-proclamation d’être au juste milieu de toute chose n’a rien de centriste. Cette pondération n’est qu’un concept publicitaire. Il aura suffi du soutien des journaux détenus par les milieux d’affaires qui le commanditent, et dont il provient lui-même, pour finir de distribuer les bons points ‘centristes’ à un programme pourtant radical.

Subversif ? Disruptif ? Que de forfanterie vestimentaire et de posture habile de la part Macron qui vit et œuvre depuis dans un consulat personnel, faisant abstraction des chambres. Le sauveur de la France, porté par la barricade et le front républicains, prétendait réconcilier. Comme avant lui, il ne fera ni plus non moins que favoriser l’essor de souverainetés privées au service desquelles se place l’État (politique de l’offre culminante), au détriment de l’équité sociale. Actualisé à notre période, l’écocide est porté comme une matérialité inévitable de l’industrialisation, le management violent est le nouvel impérialisme décentralisé, le modèle social est un simple brouillon inique.

Si devaient se dégager des lignes directrices, le projet de l’extrême centre impose de garantir la croissance des entreprises et l’augmentation des dividendes versés à leurs actionnaires ; de leur assurer l’accès aux paradis judiciaires et fiscaux ; de réduire l’écologie politique à un marketing du verdissement ; d’étouffer tout discours social de l’État et minimiser les dépenses publiques dans les secteurs sociaux et culturels.

Dans la forme, l’extrême centre est Intolérant à tout ce qui n’est pas lui. Tant et tellement que la modération affichée publiquement cache une puissance de tous les pouvoirs policiers, judiciaires et administratifs pour museler la contradiction, les oppositions. La seule possibilité d’une autre ligne politique que la sienne est condamnée. Le centrisme se pose en absolu, il est inattaquable, incontestable, car il tire sa légitimité de la perfection de l’équilibre. La neutralité faussement affichée est un idéal pour ceux qui veulent dépolitiser les débats. Stratégiquement, cela permet de rester le facteur décisif aux seconds tours des élections présidentielles. Sous prétexte de paix civile, l’extrême centre maintient la peur sociale, se posant en unique défenseur du bon ordre.

Et le sauveur, homme providentiel comme lors de chaque épisode de notre histoire politique, de se faire apprenti dictateur ou chef d’Etat liberticide, empiétant toujours plus sur les prérogatives du pouvoir législatif avec le concours d’une répression de toute forme d’opposition.

Le macronisme, par la perte des repères qu’il impose, par la contradiction permanente entre le discours et le réel, la parole d’un côté, porteuse d’une idéalité présumée, soutenir avec le calme sourire de son président, et de l’autre côté l’expérience collective d’un vécu quotidien avec son lot de violences sociales voire policières, ce mouvement permanent et antinomique provoque les symptômes d’une schizophrénie sociétale en train de déstabiliser le pays (toujours selon Pierre Serna).

A force de giter, la société est sujette au tournis ? Alors, soutenu par des ingrédients financiers hors normes, le sociopathe Macron est la seule boussole dans ce monde qu’il aura contribué à transformer. Elle serait atteinte de nausée ? Cette aversion est un risque personnel, paroxystique pour le macronisme.

Dorénavant, le dissensus intégré comme voie démocratique essentielle du règlement du conflit, légitime et vital à la république, a perdu de sa pertinence. D’abord car les définitions ont été vidées, oubliées.

La république ? Une institution, un mode d’organisation formé de valeurs et d’éthiques, de constitution, de légalité. La démocratie ? Un régime, présidentiel en France, hyperprésidentiel sous Macron et non plus du tout parlementaire. Les deux vont de paire. Sans république, la démocratie vire à la démagogie d’une délibération procédurale. Et sans démocratie, les concurrents directs ne sont plus de simples adversaires mais des dangers pour la république, la république dérivant inexorablement vers de l’autoritarisme.

Déjà, en mai 1798, le pouvoir d’extrême centre tenait tant à contrôler le pouvoir législatif qu’il cassa les élections. Il s’agissait de se protéger d’une opinion flottante et changeante, jamais rassurante pour les investisseurs et les rentiers, de ne pas se soumettre aux caprices d’un électorat trop incontrôlable pour des institutions demandant stabilités voire pérennité. Maintenant, c’est sous prétexte de ‘stabilité institutionnelle’.

Alors, au dépend de la démocratie, Macron vise bien la pérennité de la république. Un régime républicain sans démocratie, via des prérogatives du pouvoir exécutif sans cesse renforcées. La république plutôt que la démocratie, l’une sans l’autre. Coûte que coûte.

Et il en coûtera beaucoup sans doute de cette plasticité du marketing à outrance (le cabinet de conseil Mc Kinsey en tête de gondole), œuvrant chaque jour un peu plus au délitement des débats dans la Cité. Et bien a contrario de son mentor, le philosophe Paul Ricœur, qui lui enseignait pourtant qu’un régime de droit performait par ses libertés modernes et son pluralisme politique pour mieux y cueillir les compromis : le caractère conflictuel de la société est à l’origine de son fonctionnement, le dissensus est la condition même de la démocratie, par le respect de l’autre point de vue sans lequel il n’y a pas de compromis constructif.

Aussi, il faut l’admettre à la lumière de l’histoire de l’extrême centre : Macron porte le danger au cœur du pouvoir, sans concessions. Un danger d’abord inhérent à l’extrême centre, mais aussi des extrêmes qu’il fortifie ‘en même temps’.

Ce parti d’extrême centre se maintient au pouvoir par toutes sortes de ruse, voire de violence (le livre de chevet reste en bonne place). Mais sclérose toute sortie de crise par son flou idéologique, parasitant le débat politique en prétendant incarner la société civile, empêchant l’alternance de la vie démocratique. Autant de situations vécues par tous depuis 2017.

Il ne devrait rien sortir de bon de cette disjonction entre le légal et le légitime. De ce passage de la neutralité à la neutralisation. D’un pouvoir qui ordonne une répression sans concession.

(source : Caisse de grève)

L’analyse d’Emmanuel Todd date de 2017. Elle n’est pas moins vertigineuse de pertinence que la lecture du livre de Pierre Serna qui vous est largement conseillée.

Si tout le champ politique est devenu extrême (ce que dément le Conseil d’Etat), c’est que le terme en lui-même ne signifie plus rien. Un risque. En attendant, pour l’historien, le danger réside en ce que l’extrême centre amène vers une politique d’extrême droite : colonisant les mots et les âmes, il est mariage des milieux politicien, économique, médiatique (voire plus) qui peuvent faire verser vers le ‘stade suprême’ du capitalisme, soit le le néo-fascisme. Mais la lecture du philosophe Michel Clouscard est une autre aventure…

 

Lurinas