Constitutionnellement vôtre. Ou pas.

C’est sans doute contre-intuitif pour la population d’un pays démocratique, mais en France le juge constitutionnel n’est pas le meilleur garant de l’ordre constitutionnel. Plus encore, la Constitution elle-même, plutôt méconnue des citoyens dont elle est censée protéger les droits et libertés individuelles, n’est pas le parangon démocratique que d’aucuns par défaut la parent. C’est le grand enseignement tiré de la lecture de deux livres méticuleux proposés par Lauréline Fontaine. Son vœu serait la réappropriation populaire de la pensée constitutionnelle ? Ça tombe bien, elle offre l’occasion à tous les citoyens de toucher à la compréhension du dogmatisme constitutionnaliste imposé, d’accéder à la démonstration des biais, défauts, illusions constitutionnels. Interviouve pour désacraliser l’évidence de ce texte suprême.

(Lauréline Fontaine, la Sorbonne nouvelle, Paris)

La France, depuis ses premières constitutions, incarnait une promesse, le nom d’un espoir et d’un idéal forgé par un texte fondateur. Mais cette âme pourrait être hantée par plusieurs mythes, dont le plus symbolique : cette Constitution, cinquième de la dynastie à ce jour, affirmée comme absolutisme démocratique au bénéfice de notre communauté politique faisant prévaloir la seule volonté du peuple, garantissant les principes inaliénables d’égalité et de justice. Une vision qui perdure encore dans l’imaginaire collectif.

Il est temps de rompre avec notre ignorance globale de la Constitution française. Du constitutionnalisme doctrinaire qui nous englobe. Professeure de droit public et constitutionnel à la Sorbonne, Lauréline Fontaine a entrepris de revenir sur les fausses évidences qui entourent ce ‘texte fondateur démocratique’, son élaboration, son contenu, ses lectures et interprétations, ses contournements. Via deux ouvrages à se procurer aux éditions Amsterdam : La constitution maltraitée et La constitution au XXIe siècle. S’il n’est jamais aisé de critiquer un état de fait institutionnel, le lecteur est rapidement absorbé par le détricotage savant mais bien vulgarisé des habits honorables dont se pare la Constitution, enhardi par la déconstruction argumentée du récit historique et juridique entourant le rôle central du Conseil constitutionnel.

« Il faut bien des efforts pour percevoir tous les effets pervers de l’écriture du pouvoir, dont l’aboutissement consiste à déposséder le corps politique tout entier de sa faculté de critique vis-à-vis de l’exercice du pouvoir par les institutions : l’existence et la lettre du texte légitiment les organes institués et leurs pratiques. »

Constitution et Conseil constitutionnel relèvent pour une large part d’un mirage politique. En ces temps particuliers, prenez quelques minutes à une analyse fine, quelque blessure et nouvelle désillusion que cela ne doive entraîner (interviouve à découvrir plus bas).

Les faux sages de la rue Montpensier

Le Conseil constitutionnel (CC) n’est pas seulement le juge électoral ou le contrôleur des lois qui lui sont soumises ; outre statuer sur leur conformité, il répond aussi aux questions prioritaires de constitutionnalité et valide les demandes de référendums.

Dans la première partie de cette interviouve, nous verrons que le CC n’est pas le contre-pouvoir qu’il se vante d’être et n’évite en rien les abus du pouvoir exécutif. De nombreux biais viennent empêcher au CC d’être un garant efficient de la Constitution. De par sa composition, le mode de désignation de ses membres, leurs incompétences juridiques, le manque de procédures contradictoires, les conflits d’intérêts auxquels les membres sont exposés par leur carrière antérieure. Mais surtout les manques d’impartialité, d’indépendance, de loyalisme, de déontologie et les influences pressantes qui viennent perturber et orienter les décisions, pour ne pas parler de la pauvreté intellectuelle des décisions rendues.

Avouons-le : le constat est accablant autant qu’indubitable. Finalement, c’est une désillusion qui nous est révélée : le Conseil constitutionnel valide des restrictions évidentes des droits et libertés individuels mais censure celles qui apportent la libre entreprise, la libre concurrence. Des libertés sont donc plus effectives que d’autres, notamment les libertés des activités économiques aux dépens des premières. Fort distinctement, Lauréline Fontaine avance que le CC défend et protège les droits et libertés de ceux qui peuvent les défendre, mettant à l’abri du pouvoir politique les pouvoirs économiques.

« Si le Conseil a paru un temps intimer le respect des droits et des libertés individuels à l’exercice du pouvoir politique, ce temps est fugace, car il s’agit surtout désormais que les obstacles à ce pouvoir soient minimes, voire purement et simplement écartés. Le Conseil manipule le texte constitutionnel et n’en recherche pas la fibre sociale, entretenant un déséquilibre dans la protection des différents intérêts des membres du corps social, dont certains lui flattent l’oreille. Il ne cherche même pas à la justifier, et impute ce déséquilibre à la Constitution, sans prendre la peine d’en fournir une véritable interprétation argumentée, qu’il serait d’ailleurs bien en peine de fournir tant la volonté de s’y atteler lui fait défaut. »

Dans ces conditions, les dernières nominations de trois nouveaux membres du Conseil constitutionnel, dont son nouveau Président Richard Ferrand, éteignent tout espoir de faire de la justice constitutionnelle l’instrument des limites devant être posées à tout exercice de pouvoir. Il est aisé de soupçonner que ces nouvelles personnes auront suffisamment montré dans le passé leur attachement, voire leur allégeance à l’exercice du pouvoir et que rien ne viendra infirmer les constats de Lauréline Fontaine.

Aussi, la provocation macronniste est plus forte que jamais. Se déclarant favorable à un troisième mandat présidentiel, Richard Ferrand doit d’abord son élection à l’absence d’opposition des 3/5èmes des parlementaires, un opt-out facilitateur : loin de convaincre la majorité, Ferrand se retrouve élu car seuls cinquante-huit députés et sénateurs membres des commissions des Lois auront retoqué sa candidature (au lieu de cinquante-neuf espérés par ses opposants). Elu pour un mandat de neuf ans, il ‘couvrira’ les élections présidentielles de 2027 et 2032. Une nomination d’importance. Le zèle de probité sera pour plus tard : Ferrand avait nommé en 2022 Véronique Malbec, procureure générale en poste à Brest lors de l’affaire des Mutuelles de Bretagne. Il présidera la haute instance malgré la plainte d’Anticor, classée sans suite en 2017 pour seule cause de prescription… Pour parfaire un peu plus l’aura de cette nouvelle présidence, soulignons que Ferrand était devenu président du conseil de surveillance du leader de la santé privé en France juste après sa défaite aux législatives de juin 2022, et s’était reconverti avec succès dans les affaires : en 2023, sa boîte affichait un bénéfice avant impôt de plus de 650 000 euros (trois fois plus que ses futurs émoluments au Conseil constitutionnel), faisant affaire avec le Crédit mutuel, Accenture, le milliardaire tchèque Daniel Kretinsky, Messidor… De quoi remettre en cause une nomination ? Le règlement du CC est suffisamment souple pour permettre à chacun des neuf ‘sages’ de décider seul, en son âme et conscience, de la nécessité ou pas de se déporter en cas de conflit d’intérêts. Ferrand ? Un véritable cas d’espèce du livre en termes d’impartialité, d’influence, d’incompétence juridique, de déontologie…

« Le Conseil devient un lot de consolation pour les ambitions perdues, c’est problématique. Le Conseil constitutionnel n’est pas une institution vouée à accueillir les figures en pré-retraite mais une instance majeure pour protéger l’Etat de droit », déplore le constitutionnaliste Jean-Philippe Derosier

Dans la continuité des mises en exergue du livre, nous assistons encore un peu plus à la transformation progressive du Conseil constitutionnel en un organe sous contrôle du pouvoir exécutif, au détriment de la séparation des pouvoirs.

Il n’y a donc pas de véritable contrôle de la Constitution. Le rôle du CC est sacralisé et trompeur. C’est tout le danger de le croire en fonctionnement efficient permanent. Mais une réforme d’icelui n’y changerait pas suffisamment et en profondeur. Car il n’y aurait peut-être même pas de Constitution au sens où nous l’espérons, protectrice des intérêts généraux, des droits et libertés de tous. C’est bien le résumé du second livre de Lauréline Fontaine : la Constitution est elle-même un mythe savamment poussé à la vénération mais à l’image totalement usurpée.

Le constitutionnalisme comme unique valeur démocratique

Vladimir Poutine pourrait rester le président de la Russie jusqu’en 2036, contrairement à la règle russe. La possibilité de faire sauter la limite des deux mandats présidentiels aux Etats-Unis est désormais évoquée. En Bolivie, Evo Morales a pu briguer un nouveau mandat en 2019 contre la limite constitutionnelle. En France, cette perspective d’un Macron se représentant en 2027 est pendante. Devant cette éventualité, des citoyens se portent à écouter les spécialistes constitutionnalistes. Avec quelle pertinence ?

Car la Constitution est flexible en définitive. La chose des experts du coup. Aussi, la connaissance de la Constitution apporte mieux que le simple fait de trancher un épisode politicien, comme le suggère le second opus de Lauréline Fontaine, comme une nouvelle lucidité sur le véritable état démocratique de notre pays.

D’abord, savoir considérer que les constitutions ne sont pas une fin démocratique en soi. Une gageure alors qu’à tous, la république et la démocratie semblent dépendants directement de ce texte. Pour ne rien arranger, l’imaginaire politique favorise son adoption en portant les espoirs qu’elle garde chacun des abus de pouvoirs, soutient les droits et libertés individuels.

« Les énoncés constitutionnels sont à eux seuls impuissants à faire advenir ce dont ils parlent. »

Rien n’est plus faux à leur lecture : la Constitution française échoue à réaliser les idéaux que ses mots portent et légitime l’extension du pouvoir exécutif au lieux de le limiter.

« Il n’y a pas de neutralité de l’acte et du texte constitutionnel, pas de neutralité économique spécialement, car le constitutionnalisme est le produit de la conception normative de l’économie, même s’il prend les habits d’une doctrine juridique. »

Tout cela a sans doute une explication originelle : la Ve République est gouvernée par les héritiers des opposants au Second Empire, devenus des professionnels du pouvoir. Par suite, la Constitution française est nourrie d’ambitions et d’intérêts économiques, le cadre respectueux par défaut étant celui de la propriété protégée, du commerce encouragé, du développement économique favorisé. S’il le faut, les intérêts particuliers sont mis à l’abri de la décision politique, car il faut assurer un système juridique stable et favorable pour les marchés économiques, les services financiers, dans la droite ligne des idées des Chicago boys. Cette primauté est si largement expliquée et démontrée par Lauréline Fontaine que nous nous trouvons confondus de tant de naïveté d’avoir cédé espoir et espérance en ce mythe démocratique.

« Le constitutionnalisme souffre d’une malformation démocratique congénitale : en plus de n’être pas né d’une intention démocratisante, son principe même est de mettre le peuple à distance de l’exercice du pouvoir, tout en se réclamant de lui. Il n’a pas été conçu comme un accomplissement démocratique, ni même comme ayant des fins démocratiques. »

La Constitution n’est pas faite par le peuple et encore moins pour le peuple, tel que nous le considérons, soit la population des citoyens dans son entièreté.

« L’articulation de l’écrit constitutionnel autour de ces mots fictions est le mécanisme qui en permet l’efficacité. L’écart avec les réalités du pouvoir est immense. Les constitutions ne sont pas l’expression d’un peuple recouvrant un pouvoir perdu, mais celle d’une mise à distance réglée du peule vis-à-vis du pouvoir et de son exercice. »

La Constitution est un récit séducteur et fictionnel. Une ‘arnaque sociale’ si l’on tient compte des véritables droits et libertés considérées aux dépends des autres. Ouch !

La démocratie enfin éclairée

L’interviouve de Lauréline Fontaine, voire idéalement la lecture de ces deux opus sur la Constitution et le Conseil constitutionnel, auront aidé plus que jamais à une compréhension des mythes et illusions démocratiques. Pas des moindres. Saine clairvoyance.

En temps normal, une révision totale de ce texte et de l’organe institutionnel le protégeant demanderait quelques réflexions, des discussions riches mais un temps conséquent. En ces actualités, l’urgence serait de mise, mais mal-appropriée. Autant l’avouer, une victoire de l’extrême droite à la prochaine élection présidentielle pourrait voir se tenir la mise en action du scénario d’un coup de force institutionnel, à l’image de celui que met en pratique Donald Trump depuis janvier 2025, ne se privant d’aucun des leviers de l’abus de pouvoir présidentiel.

« On se raconte beaucoup d’histoires à propos de la Constitution et du Conseil constitutionnel. Si la Constitution est une illusion, celle qui consiste à l’ignorer est plus grande encore. »

Il ne faut en effet plus rien ignorer du champ rendu possible par les pouvoirs exécutifs successifs. Ferrand lui-même plussoyait sur les restrictions qu’il entend respecter quant au rôle du Conseil constitutionnel. Soit ‘se garder de statuer au-delà [des compétences qui lui sont attribuées], sauf à tendre vers ce que nous ne voulons pas, c’est-à-dire un gouvernement des juges’. Du Trump dans le texte.

Rien ne sera laissé d’une quelconque capacité d’intervention de l’Etat dans le domaine social. Et le Conseil constitutionnel de verrouiller ce que la Constitution permet, relai décidément efficace des ‘politiques fondées sur la normativité économique’.

Les choses sont même suffisamment cadenassées pour ne pas porter espoir d’un revirement démocratique : les article 55 et 88-1, en assurant que les lois internationales et supranationales priment, permettent de faciliter les contournements que le Conseil constitutionnel valide si besoin en France. Il est question pour certains de ‘constitutionnalisme néo-féodal’ ou encore de ‘reféodalisation des institutions’.

Changer les textes et les pratiques ? Une révision constitutionnelle passera par bien plus qu’un changement de numéro de version : un tel sens démocratique exigera une mobilisation, une exigence et une vigilance sans précédent. Sans cela, une nouvelle confiscation est à craindre, comme il est d’usage et habituel en pareille situation de tentative de redistribution des pouvoirs.

« Penser un mécanisme juridique sans prêter attention au contexte social dans lequel il s’inscrit est quasiment un gage d’échec. […] Le temps pour penser les constitutions autrement que d’après des modèles de règles standardisées paraît donc compromis, d’autant que la marginalisation du temps et de l’espace de la discussion a, presque logiquement, généré l’impopularité, voire la haine, du dissensus. […] L’existence d’un désaccord implique en effet l’impossibilité que la décision s’impose à l’instant, rendant obligatoire l’approfondissement de la discussion, et donc un temps supplémentaire, ce qui le rend inacceptable. […] L’acte d’écriture du pouvoir, salué par notre civilisation, n’était peut-être pas autre chose qu’une folie. »

Comme du pessimiste quant à la possibilité d’une renaissance constitutionnelle. Car il faudrait d’abord permettre à chacun de connaitre et comprendre cette Constitution, en considérer les défauts et envisager les réformes pour la rééquilibrer. Autant d’étapes, autant de moyen à long terme. Trop long terme ?

Si nous vivons avec l’espoir ténu de proposer une Constitution viable pour une justice sociale, il nous faut rester lucides du nouveau contexte mondial dans lequel cet élan est supposé émerger : le constitutionnalisme, l’idée même de constitutions, pourraient être devenus caduques. Les Etats-nations dépassés par d’autres structures institutionnelles bien plus efficaces pour faire advenir une totale liberté économique.

Cette situation a été décortiquée par l’historien Quinn Slobodian (Le capitalisme de l’apocalypse, éditions Seuil). Elle vise à une privatisation de tous les espaces, encadrée par des règlements spécifiques mais jamais globaux, à des fins de captation des profits optimisée, de libre-échange total, de financiarisation complète : les gouvernements seraient repensés davantage comme un prestataire de services et les citoyens considérés comme des clients.

Oui, une grande lame de fond est en cours de déferlement. Encore imperceptible quant à la puissance de sa force centripète. Basée sur des théories libertariennes, anarcho-capitalistes cependant que la période est à une atomisation du corps social, une fragmentation des souverainetés. Un terrain rendu fertile. Une accélération de l’effondrement des Etats et des démocraties souhaitées et anticipées par des théoriciens comme Curtis Yarvin, grand prophète suivi par Trump, Elon Musk et Peter Thiel

Cette forte mouvance fait le vœu d’une sécession tous azimuts, en totale opposition avec le localisme de Bookchin. La multiplication des micro-Etats, de cités-Etats, autant d’entités permettant de faire prévaloir ses propres règles, ses diversités juridiques, un principe organisationnel pour lequel Dubaï fait figure de fantasme réalisé. Soit des lois favorables à des taux d’imposition attractifs, une règlementation du travail favorable à l’investissement entrepreneurial, une gouvernance qui protège la propriété, globalement un style de gouvernement acquis à la cause. Car à un niveau plus profond, les règles sont les normes culturelles, les valeurs, les croyances et l’état d’esprit diffusant. L’histoire du capitalisme n’est rien de moins que celle de la lutte sempiternelle entre des ensembles de règles, constitutions perverties comprises, idéalement annihilées.

Le constitutionnalisme se meurt-il ? Une Constitution française est-elle encore désirée ? Désirable ? L’avenir le dira.

 

Lurinas

 

Lectures

La constitution maltraitée, de Lauréline Fontaine (éditions Amsterdam)

La constitution au XXIe siècle, de Lauréline Fontaine (éditions Amsterdam)