Vis ma Vie de Routier SPL/TMR 

Vous avez toujours rêvé de parcourir la France de bout en bout ? De transporter des matières hautement dangereuses qui pourraient mettre en péril l’environnement ? Voire porter atteinte à la santé d’une population en cas d’accident ? Vous vous imaginez en homme bravant le danger pour le bien de l’énergie électronucléaire ? Le métier de chauffeur de poids lourd spécialisé dans le transport de marchandises radioactives (SPL/TMR pour les intimes) est pour vous.

Qui sont ces hommes, rarement ces femmes, qui transfèrent chaque jour sur nos départementales les combustibles ou déchets nucléaires ? Suite à notre article sur les colis radioactifs qui sont quotidiennement transférés de part notre territoire, nous avons recueilli quelques témoignages (anonymisés) nous détaillant un peu plus leurs conditions de travail très particulières.

Des (15) tonnes de détails 

 

Autant, les chiffres varient beaucoup sur le nombre exact de produits radioactifs qui sont véhiculés par route, rail, eau ou air chaque année. Autant les paroles des premiers concernés se ressemblent et se recoupent.

Ecoutons Jean-Luc, Olivier et Marc, tous routiers dans ce petit monde du transport nucléaire, rassemblant les grands du secteur tels LeMaréchal Célestin (LMC, filiale d’Orano), STSI (filiale du géant Géodis), EM2S et NCT (toutes deux faussement concurrentes)… Un secteur bien verrouillé où il ne faut pas bon parler des conditions de travail.

 

  Ça fait 22 ans que je suis chauffeur. Au sein de la même entreprise. J’ai un contrat mensuel de 180 heures. Je préfère le transport de matières radioactives [TMR] car on est mieux considérés que dans le fret général dans lequel les heures ne sont pas rémunérées du tout : ça se base sur du forfait, par exemple de 220 heures par mois, et même si vous en fait plus les heures passent à la trappe et ne sont pas payées. Dans le TMR, les heures sont répercutées chez le client donc les heures sont payées. On est payés au moins pour ce qu’on fait. Je parcours toute la France et aussi me rends aussi en Finlande sur le site de l’EPR. J’effectue environ 70 000 kilomètres par an. Voire 110 000 à 120 000 à l’année.

Il y a cinq entreprises d’envergure dans le secteur du TMR. Le monde est petit. On s’y partage les contrats, selon les déchets concernés ou au gré d’un jeu de chaises musicales.

  Ce sont de gros contrats pluriannuels, sur appel d’offre. Cela concerne les outillages contaminés, les déchets du CEA, les gros déchets radioactifs de centrales… On les classe en différentes catégories, de 1 à 3, avec la catégorie dite 2 irradiée, réservée aux trains Castor. Pour les déchets à très faible radioactivité, le transport par camion est systématique. Les contrats tournent entre les gros, comme STSI et LMC. Chacun bénéficie de ces appels d’offre sur une période de 5 ans, qui avec le CEA, qui avec l’usine de La Hague… De toutes façons, STSI récupère toujours le transport derrière un fret de rail, car elle est une filiale de filiale de la SNCF…

Mais pas que.

Des sociétés sous-traitent aussi les transports car ils ne peuvent pas assumer tout le contrat de l’appel d’offre. Certains n’ont plus trop de contrats directs mais sont alors sous-traitants [des grands groupes] et tournent toujours pour compléter les programmes de LMC, EM2S… Ils font des transports pour les autres car les volumes sur cinq ans ne sont pas tous possibles, surtout en période de pic d’activité, en été particulièrement pendant les arrêts de tranches [les centrales sont en arrêt maintenance entre mai et août car la demande électrique est moins forte qu’en hiver].

Au quotidien, l’attente, inlassablement.

 Nous ne roulons pas tant que cela car les procédures de chargement et de déchargement sont très longues [sur les sites nucléaires]. Nous avons énormément d’attente. Déjà, au niveau des entrées de site et malgré les habilitations, il nous faut en moyenne 1 à 1h30 pour entrer au sein de la centrale et autant pour en sortir. Les temps de chargement et déchargement sont longs car EDF a perdu énormément de ses moyens ; de nombreux prestataires y interviennent, qui sont sur d’autres tâches. Donc il faut attendre qu’ils soient disponibles… L’organisation sur les sites sont une horreur.

C’est ensuite l’acheminement par camions, depuis les centrales jusqu’aux ports ou aux gares de fret, de réacteurs à un centre d’enrichissement ou d’enfouissement, des transports combinés parfois avec le train. Encore faut-il en passer par une vérification radiologique d’usage.

 Quand on va pour partir, parfois le logisticien qui a procédé à la mesure de radioactivité nous dit : ‘ben tu vas pas dormir avec ça sur la route ?’. Ben malheureusement si. C’est le job. On va prendre de la dose, on le sait c’est comme ça. On leur dit qu’il suffirait qu’il nous laisse partir que le lendemain, de décaler le transport pour ne faire ensuite que de la route, sans pause pour éviter de dormir avec cela sur le trajet. Nous ne sommes pas au-dessus des normes. Mais le problème est qu’il n’y a aucune spécification au niveau de la cabine, donc forcément s’il y a de la radioactivité à 2 mètres du véhicule, il y en a aussi dans la cabine qui est proche du compartiment de chargement. Et en cabine, rien ne protège et il n’existe aucune stipulation sur la dose en cabine. Car en plus, la dosimétrie est une moyenne autour du véhicule mais il y a parfois des points chauds, des points qui crachent plus [de radiations], dans la limite des normes mais plus fortement si le point chaud est orienté vers la cabine. En fin de journée, ça représente quand même des irradiations cumulées qui pourraient être évitées. Ce vide juridique nous délaisse, car nous sommes travailleurs du nucléaire mais sommes exposés en permanence ! Nous pouvons restés exposés durant 24 heures.

Les trajets sont l’instant lors duquel le chauffeur routier est responsable direct de son chargement.

 Avant, nous étions deux dans les véhicules, et depuis quelques années, pour des raisons financières, nous ne sommes plus qu’un. En plus de la pression du marché, il y a un manque de personnels qualifiés. Le fait d’être deux n’est pourtant pas anodin pour se reposer, assouvir un besoin naturel… Il y a une obligation pour nous de surveiller constamment le véhicule. Le fait qu’on soit seul, lors de la coupure obligatoire, est le point névralgique. Soit on reste seul soit on s’arrange entre collègues pour qu’un second véhicule passant dans le coin vienne aider à surveiller par alternance. Ce ne sont pas des conditions souhaitables. Globalement, nous sommes livrés à nous-mêmes avec le camion. La parade est programmée par l’employeur également qui détourne des circuits afin de permettre à deux routiers de se croiser et de surveiller les véhicules TMR l’un après l’autre. Voire il met en place une surveillance par un prestataire sur une aire de repos [Securitas par exemple]. Pourtant EDF a toujours exigé que les conducteurs soient deux, ils étaient les seuls à exiger cette mesure au-delà de 4h30 de route, mais ils ont maintenant capitulé. C’est un point important en cas de problème, si le conducteur est pris d’un malaise, etc. Les véhicules ne sont escortés que quand on transporte du plutonium. Nous conduisons généralement des véhicules classiques en dehors de ce cas. 

(Ainsi, l’exposition d’une personne se trouvant pendant 1 heure à 2 m d’un transport de matières radioactives ne doit excéder 0,1 mSv)

Au contact de la radioactivité, les conducteurs sont soumis à des normes d’exposition.

 Nous sommes en fait en permanence exposé aux radiations. Nous sommes considérés comme travailleur du nucléaire, puisque nous sommes en contact avec le produit, mais nous sommes aussi en contact lors de notre repos, à notre coupure obligatoire. Chose incroyable, nous n’avons pas de tablier de plomb de disposé à l’arrière des véhicules tracteurs, aucune protection particulière. Nous possédons heureusement un ‘dosimètre dit passif’. Tous les mois ou tous trimestres, selon notre catégorie de travailleur, le film dosimétrique est envoyé à l’IRSN qui le développe et dira quel taux d’irradiation a été encaissé. Puis c’est la PCR [personne compétente en radioprotection] de l’entreprise qui recevra les données et nous retransmettra notre dosimétrie annuelle. Nous n’avons pas de visibilité directe dessus. Nous, on souhaite avoir des ‘dosimètres opérationnels’, délivrant les mesures de façon actualisée au jour le jour, ce qui permet de voir les doses que l’on prend. Personne ne nous répond précisément sur la continuité de l’exposition [quand le chauffeur routier dort à côté de la marchandise] lors de la coupure. Le calcul n’est fait que sur le taux d’exposition pendant le service. Médecine du travail et inspection du travail ne nous soutiennent pas beaucoup, nous disent que l’on reçoit de faibles doses, que l’on ne craint rien. Avec le temps, on s’adapte et on apprend à avoir une distanciation avec le véhicule à chaque fois que possible pour éviter de se ‘cramer’. On décroche parfois la remorque et on raccroche le matin, même si ça fait du travail en plus.

 Il y déjà eu des incidents. Rares mais ils existent. J’ai en mémoire l’histoire de ce conducteur routier, employé en sous-traitance, irradié par des colis radioactifs. Il avait reçu plus que la dose maximale autorisée, quelques 23 mSV sur 12 mois consécutifs [au lieu des 20 mSv autorisés sur 12 mois glissants]. Et il n’en a été informé qu’après-coup, puisque le dispositif de radioprotection dont il était équipé est un dosimètre passif [il n’enregistre que les rayonnements, sans sonner une quelconque alarme en cas de surexposition ou de dépassement]. En fait, le personnel sous-traitant n’a pas toujours un niveau de formation suffisant.

 Une autre fois, une irradiation radioactive importante était localisée au niveau de la face supérieure du colis, avec un débit de dose de 10 mSv/heure à 6,50 mètres de distance ! C’était assez important pour le coup. Après analyse, on s’est rendus compte que même sans détérioration due à un incident extérieur, des colis peuvent se dévisser pendant le transport et exposer à de plus fortes doses. Une telle radiation nous ferait dépasser notre dose annuelle en deux heures seulement.

Les routiers SPL/TMR sont hautement spécialisés.

 Nous sommes formés et spécialisés, via une formation ADR de classe 7 [matières radioactives]. Il y a peu de formations accessibles en France pour cette catégorie. Nous ne sommes certainement que près de 250/300 salariés sur le marché et pourtant nous avons du mal à peser sur nos revendications. Nous voulons faire évoluer les formations pour qu’elles soient plus proches du terrain. D’ailleurs le secteur recrute beaucoup, notre profil est très recherché car une formation coûte chère et nous sommes déjà qualifiés. Pourtant, les entreprises peinent à recruter. Même si on met l’accent sur la dangerosité lors des formations, on ne le met pas assez. De moins en moins souvent, on va avoir des exercices réels. Avant on faisait de l’extinction de feu. Maintenant, on a des simulateurs de feu, donc de faux extincteurs. C’est complètement stupide et même dangereux puisqu’on n’a plus de réflexe sur le produit, même si cela se comprend étant donné qu’il s’agit de matières radioactives [classe 7]…

Métier très sensible, que de transporter ce genre de produits.

 Les itinéraires sont aussi ultra confidentiels, pour des questions de sécurité nationale. Jusque-là, ils étaient identiques, mais depuis un reportage qui avait dénoncé cela, les lieux de départ, les horaires varient souvent. Cela ne nous arrange pas, car on a maintenant des départs nocturnes. La concentration et la tension s’en ressentent. A un moment donné, il n’y a plus de solutions infinies de toute façon, donc il suffit de surveiller [A Chalon-sur-Saône, les passages sont les plus importants par exemple entre 15h30 et 17h]. Il faudrait idéalement que tous ces transports soient escortés.

Une fonction à la responsabilité très importante.

 C’est vrai que les camions passent à proximité des habitations, sur des ponts au-dessus des fleuves et des rivières, à proximité de zones urbaines denses. Mais il faut relativiser : le transit de matières radioactives représente que 3 à 5% des matières dangereuses, toxiques, mortelles sur les routes françaises. Tous les jours, des camions-citernes remplis d’acides, de chlore, de produits chimiques ou d’hydrocarbures sillonnent nos routes, passes devant des écoles, collèges, crèches, mais personne ne s’en inquiète. Ils sont pourtant beaucoup moins sécurisés. Le seul truc est si le colis s’ouvre. Bien sûr, les images véhiculées par les médias sur le transport de déchets nucléaires sont souvent les plus spectaculaires : convois ferroviaires blindés ou camion transportant du plutonium escorté. Sauf que le principal trafic de matières radioactives est assuré par des transporteurs routiers banals, c’est vrai.

Quelle inquiétude alors ?

 Mais c’est vrai que je n’ai jamais assisté à un exercice Orsec-TMR. Seulement eu de la formation, de la théorie. Une fois j’étais présent lors d’un PUI [plan d’urgence interne à la centrale]. Mais jamais d’exercice sur une route nationale avec une marchandise.

Un métier plaisant alors ?

 C’est pas parce qu’on est en TMR qu’on gagne mieux notre vie. Malgré les habilitations et les formations, les hautes qualifications par rapport à un conducteur lambda, nous sommes à salaire équivalent, parfois en -dessus de nouvelles embauches hors TMR [salaire médian de 11,20 euros/heure]. La convention collective est la même. Et encore, notre base de salaire est calculée sur 180 heures alors que cela devrait être sur la base de 186, ce qui fait déjà un différentiel mensuel en notre défaveur. C’est déjà pas normal. Sinon, on a de grosses primes et intéressements, oui, car les boîtes font de gros bénéfices, très confortables. On préférerait moins de prime et un salaire plus élevé. On nous oppose que l’activité n’est pas rentable ! Alors qu’un petit transporteur fait un bénéfice avec un trajet pour 500 euros, notre employeur n’y arriverait pas avec un transport à 2000 euros… ? On n’a pas de visibilité sur le seuil de rentabilité.  Heureusement, on ne subit pas encore vraiment la concurrence européenne. Nous restons non exposés : si un appel d’offre était remporté par une entreprise étrangère, autant dire qu’un camion immatriculé en Pologne ou en Belgique serait malvenu de livrer des déchets français sur un site de l’Andra. Cela donnerait médiatiquement l’impression que des déchets étrangers supplémentaires sont enfouis en France. C’est seulement cette image néfaste qui protège encore notre activité.

Avec un sujet aussi sensible que le nucléaire, les routiers sont obligés à une constante vigilance, rendue difficile avec l’âge. Malgré la pénibilité du travail, leur retraite ne fait pas l’objet d’une exception. Enfin, leur exposition se situant sous les normes maximales requises, leur santé ne fait pas l’objet d’une attention particulière. Les doses même minimes font pourtant l’objet d’une controverse internationale quant à leur impact cancérologique. Nous en reparlerons.